Arles, l’esthétique du territoire et autres détournements iconiques

Plus de 250 artistes, convoqués en In jusqu’au 24 septembre, proposent un arrêt sur les images d’un monde en pleine mutation qui se perd, se noie, s’entretue, se cherche, alors que l’intime, la rêverie, le surnaturel et la passion se sont invités plus volontiers dans le Off en ouverture du festival, s’immisçant dans des galeries pérennes ou improvisées, dans le moindre interstice d’une cité dynamisée par une maison d’édition et une toute nouvelle fondation dédiée aux arts contemporains. Volet 2.

Les fictions réparatrices

Wonder Beirut #22 (détail), Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.

Comment ne pas tomber dans la fascination face à la violence de l’image de guerre ou de la ruine ? Quel impact ont ces images sur le réel ? Et comment reconstruire un imaginaire à l’issue de la destruction ? Les plasticiens libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige développent une œuvre conceptuelle autour de ces questionnements depuis plus de vingt ans. Encore étudiants quand implose le Liban sous l’effet de la guerre civile, ils ont commencé par photographier Beyrouth de manière compulsive, désireux de garder les traces d’un pays réputé être la « Suisse du Moyen-Orient ». A Arles, ils ont ouvert les conférences officielles des Rencontres 2017 en revenant sur deux de leurs projets, exposés l’été précédent lors d’une rétrospective de leur travail au Musée du Jeu de Paume à Paris (Se souvenir de la lumière). Le premier, Le cercle de confusion – œuvre dont le titre fait référence à l’aptitude d’un appareil à mesurer deux points distincts en photographie – est une installation plastique conçue à partir d’une vue aérienne de Beyrouth prise en 1997, découpée en 3 000 morceaux collés sur des miroirs. « Chaque visiteur pouvait ainsi embarquer avec lui un fragment de la ville, doté d’un numéro et de cette phrase au dos, “Beyrouth n’existe pas”, explique Joana Hadjithomas. La photographie chez nous étant généralement participative, ce qui nous intéressait était la façon dont la personne allait s’approprier la ville et la réfléchir : au fur et à mesure que l’œuvre disparaissait, l’imaginaire de la ville se reconstruisait ailleurs. » Pour le second projet, Wonder Beirut, le duo d’artistes a créé un personnage mythique, le photographe Abdallah Farah, lequel commence par brûler les négatifs des photos prises de la ville « idyllique » puis, dans un deuxième temps, altère physiquement par le feu de vieilles cartes postales de lieux aujourd’hui bombardés ou détruits. « C’était pour nous une manière d’impacter l’image par le réel », soulignent les artistes.
Envoyer à ses amis ou à sa famille des cartes postales de guerre apparaîtrait d’un cynisme parachevé de nos jours. Pourtant, l’artiste Matthias Olmeta en a trouvé quelques-unes d’Algérie qui viennent s’incruster dans d’autres clichés emblématiques de conflits politiques, de crimes de guerre, de tortures ou de génocides, dans un collage d’une épouvantable et mortifère beauté. Son œuvre multimédia (Traité de paix, 2017), exposée en vitrine dans un atelier d’artiste, se veut apaisante, tel un mandala équilibrant les énergies, faisant disparaître l’horreur des images qui se répondent derrière le sùtra du cœur. La magie opère dès lors qu’apparaissent à l’écran les lettres d’or du chant tibétain, cet éloge de la sagesse ici retranscrit en kanji ancien, comme une fiction réparatrice que les Japonais appellent aussi le kintsugi, illustrant cette philosophie qui tend à recoller la fêlure d’un objet cassé par de l’or afin d’en souligner la préciosité. Ici, celle de l’humain, peu importe son drapeau ou sa couleur de peau.

L’art de voir

After Rana Plaza (série), Ismail Ferdous, 2016.

« L’acte photographique est un acte moral, il conjugue la prise de responsabilité et la prise de vue, nous rappelle Françoise Nyssen, citant Robert Delpire, fondateur en 1950 de la revue Neuf, dans laquelle il publia Doisneau, Capa, Cartier-Bresson, Picasso et Sartre : C’est de voir qu’il s’agit ! » A la Fondation Manuel Rivera-Ortiz, qui depuis 2010 encourage les photographes à maintenir leur regard fixé sur le sort des plus démunis, plusieurs expositions d’une grande tension émotionnelle se côtoient dans une demeure du XVIIe siècle située 18, rue de la Calade. Pour la première fois cette année, le salon parisien Fotovefer y présente, avec dix galeries partenaires, une sélection d’œuvres à l’étage : on peut y découvrir, par exemple, l’étrange atmosphère de crainte qui divise la Corée, suggérée dans des noir et blanc à la poésie floutée signés Suntag Noh (né à Séoul en 1971). Sa série Really good Murder (2008) joue sur la théâtralité ambiguë des démonstrations populaires de l’artillerie coréenne, considérées comme des journées de divertissement ouvertes au public. Il émane de ses clichés, aussi artistiques soient-ils, une tension sourde qui s’ancre dans une réalité de plus en plus palpable depuis le mois de juillet et son actualité. La fondation, quant à elle, consacre une rétrospective au travail de Tony Gentile, qui couvrit les assassinats des deux juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, luttant sans relâche contre la mafia sicilienne ; l’émotion est d’autant plus grande face au portrait des deux hommes pris ensemble dans un moment de rire et de complicité humaine. Bien plus que ne l’eut fait un selfie, le regard du photographe témoigne et transmet, par cette photographie entrée dans les livres d’histoire, toute la force et la beauté de l’engagement d’une vie, sous-tendue par la conviction d’œuvrer pour un monde plus juste. Pour la Fondation Manuel Rivera-Ortiz, les rencontres sont aussi l’occasion de présenter les portfolios des deux lauréats de son Prix du documentaire décerné en 2016 : l’on y découvre les portraits originaux issus de la série After Rana Plaza, d’Ismail Ferdous, qui s’est juré d’attirer l’attention du monde entier sur les conditions de travail au Bangladesh, autant que sur l’attitude des marques internationales face au sort des familles dévastées – 1 129 morts et 2 515 blessés – dans l’effondrement de la manufacture de vêtements de Dhaka, en 2013. La série The wind cries war, de l’Albanais Enri Canaj, basé à Athènes, nous fait suivre le parcours de migrants et leur relocalisation à travers la Grèce et l’Allemagne.

Installation photographique signée Samuel Gratacap.

A Arles, les images photographiques nous parlent de la diversité des peuples et de leur unité face à l’adversité et la guerre. Mais elles nous interrogent également sur la solitude de l’homme contemporain, bien souvent dominant ou dominé, mais qui n’est jamais « rien » ! Difficile, lorsqu’on aborde les grilles du Musée Réattu – où est exposé jusqu’en janvier tout un parcours photographique sur l’idée du portrait et de l’identité (lire aussi « La mémoire vive du Musée Réattu ») – de ne pas prendre le temps de rencontrer les migrants de Samuel Gratacap, dont la photographie de groupe prise au Centre de détention pour migrants de Zaouia (Libye), en 2014, est exposée, grandeur nature, dans la cour de la commanderie de Sainte-Luce, à l’occasion de l’exposition Fifty Fifty, titre évoquant la mort ou la vie. Ici, outre la force et la complexité de chacun des regards qui nous fixent, et nous questionnent, c’est l’échelle qui nous interpelle dans un face-à-face, impossible à soutenir dans le réel.

L’esthétique du territoire

Comment photographier l’exil ? Tel fût l’un des sujets souvent débattus dans la semaine d’inauguration des Rencontres, pas seulement à la Fondation Manuel Rivera-Ortiz, mais aussi au 5, rue de Vernon, dans la demeure-atelier du plus vieil antiquaire de la ville, investie du 3 au 9 juillet par différents collectifs d’artistes. « Comment représenter la “crise” migratoire qui traverse l’Europe sans succomber au fantasme médiatique et aux fictions politiques ? Comment traduire en image ces récits humains trop souvent oubliés ? », s’interrogeait, via les travaux orignaux de cinq photographes, la commissaire Claire Henry pour le collectif Vost. Alors qu’en rez-de-chaussée de la fameuse maison Dervieux, au cœur du Boudoir, une plateforme de discussion que l’on peut retrouver en ligne sur Facebook (leboudoir2.0) et qui s’improvise depuis deux ans dans l’intimité d’un espace arlésien, l’artiste Isabelle Arvers, sollicitée par la photographe Anna Karine Quinto en “Sévigné” des lieux, remarquait « qu’on se concentre trop souvent sur le périple des réfugiés, c’est-à-dire sur l’exode plutôt que sur l’exil ». Elle-même y présentait un « machinima » créé lors d’un atelier avec des migrants, dans la « jungle » de Calais : par le biais d’un moteur de jeu vidéo, dont on détourne le code pour en sortir des séquences cinématiques, elle a intégré dans la sphère high-tech du monde virtualisé des photographies et une interview réalisées dans un espace de vie et d’habitation reconstitué à partir de bric et de broc, un univers utopique et bien réel construit par les migrants. Les photos y prennent une texture de papier mâché et les protagonistes des allures de héros de dessins animés, ce qui modifie totalement leur regard sur une étape de leur vie, tout comme celui du spectateur habitué à d’autres représentations anonymes de ces citoyens apatrides.

Recherches identitaires

Fresque signée les sœurs Chevalme.

Les sœurs Chevalme (du Collectif 6B installé à Saint-Denis) travaillent depuis plusieurs années sur cette idée que l’identité se construit dans le mouvement. Sur un mur de la cité arlésienne, elles ont collé une immense fresque dont les aliens, ces migrants habillés de combinaisons lunaires et de scaphandres, apparaissent comme de bienveillants extraterrestres face à un loup hurlant à la mort. On les retrouve photographiés tels des VIP dans un décor de plateau télé ou de ce qui pourrait être un appartement luxueux, en vitrine de l’espace E3, rue des Pénitents bleus. Cette petite galerie, fondée par le plasticien et philosophe Thibault Lefranc et gérée de façon collective, expose également, sous le titre fédérateur alter, des portraits volontairement floutés par des effets de superposition de Jean-Marc Planchon, qui qui l’identité, multiple, s’exprime également par le mouvement. Du documentaire à l’art, de l’art du cadrage à celui de l’accrochage, les frontières sont ténues et convergent en Arles : le collectif espagnol Blank Paper produit, par exemple, des œuvres qui évoquent cette sensibilité humaine souvent mal menée, naviguant tour à tour, dans des contextes émotionnels contradictoires, du regard critique, nostalgique à la transcendance de l’instant, par le rire, la dérision et l’humour. A l’espace Ground Control, l’exposition Histoire du présent immédiat, proposée par la commissaire Sonia Berger et réunissant une douzaine d’artistes nés entre la fin des années 1970 et les années 1980, offre, tant dans le choix de ses sujets que de ses cadrages ou de son accrochage, une vision collective très contemporaine de la photographie, qui rend compte de la complexité du monde et de nos émotions. On soulignera également, parmi les « voies Off » déployées en ouverture du festival, la poésie de l’accrochage et des livres photographiques présentés par le studio Hans Lucas sur la thématique Supernatural.

Artiste, série Asile des oiseaux, Roger Ballen, 2013.

Un sujet qu’explore le photographe new-yorkais Roger Ballen depuis l’Afrique du Sud, en mêlant différentes techniques dans ses compositions photographiques où des animaux morts et vivants côtoient l’esprit humain par des associations symboliques, parfois macabres et souvent drôles. La galerie Flair, basée à Arles et spécialiste de l’art animalier, en présentait une quinzaine de tirages (jusqu’au 29 aout) alors qu’une installation inédite du photographe est à découvrir (jusqu’au 24 septembre dans le cadre des Rencontres) sous la forme d’une déambulation dans une maison hantée par l’auteur, The house of the Ballenesque, à La Maison des peintres (1) : « Mon parcours photographique m’a convaincu que la maison est un lieu de profondes découvertes, chaque pièce représente un aspect important de mon langage esthétique. C’est souvent chez elles, là où elles trouvent refuge face au monde extérieur, que les personnes entreprennent les voyageurs intérieurs les plus périlleux », explique l’artiste.
Audrey Tautou se serait-elle prise au jeu dans son propre salon ? Dans une série d’autoportraits réalisés en argentique et montrés pour la première fois au public, l’actrice invente des fictions photographiques dans lesquelles elle se met en scène sans artifices et se joue de son statut de star avec humour : Superfacial est à découvrir jusqu’au 24 septembre à l’Abbaye de Montmajour. De la mise en scène de soi à celle de sa vie par Edith Piaf, dans une jolie exposition réalisée à partir de collages et de coupure de presse, rue des Arènes en semaine d’ouverture, c’est cependant à la galerie Lhoste, près des remparts, que le détournement d’images de star atteint son pic !

Détournements iconiques

Pièce signée Reeve Schumacher.

Mais qu’a t-il pu se passer dans la tête de Reeve Schumacher, pour qu’il décide de s’attaquer à l’image de Mireille Mathieu ? Dans son exposition à la galerie Lhoste (2), le plasticien américain – connu pour ses corrélations formelles, voire géométriques, entre la musique et le dessin – tord littéralement le cou de notre emblème national, reprenant ses pochettes de disques réalisées par de grands photographes qu’il découpe avec une dextérité hors pair pour les faire vriller hors cadre. De la même façon qu’il crée pour ses installations, à la règle et au compas, des créatures d’un temps futur, on peut voir Mireille Mathieu s’afficher, dans toute la ville, avec des allures de princesse Leia, affublée d’excroissances topographiques sur les oreilles, savamment découpées au cutter. Mais pourquoi donc ? « Par amour ! », répond l’artiste, qui se passionne autant pour les icônes contemporaines que pour les images relatives aux traditions sacrées, ancrées dans la conscience ou l’inconscient collectif. Autant dire qu’avec Mireille, il fait ici coup double et que nous avons souhaité le rencontrer (voir la vidéo sur Viméo).
Les Rencontres, qui accueillaient 17 500 festivaliers en première semaine, affichent une participation en augmentation de 50 % depuis cinq ans. Un engouement pour la photographie largement partagé dans le monde, qui incita sans doute le président de la région des Hauts-de-France, Xavier Bertrand, à confier en juillet dernier une mission de préfiguration d’une institution de référence en matière de photographie au jeune directeur des Rencontres, Sam Stourdzé, avec pour objectif de la voir devenir rapidement incontournable à l’échelle européenne, en termes d’exposition, comme de recherche et de conservation. Reste à souhaiter que les Rencontres d’Arles demeurent un espace de création libre et d’expression transversale partagé par le plus grand nombre et pas seulement le rendez-vous professionnel de quelques « happy few » !

(1) La Maison des peintres accueille également les expositions de Mathieu Pernot et de Christophe Rihet.
(2) Intitulée Fidèlement vôtre, l’exposition de Reeve Schumacher est à découvrir jusqu’au 24 septembre. La galerie Lhoste organise d’ici là deux soirées dédiées à la création sonore, les samedis 16 et 23 septembre à 21 h, lors desquelles interviendront, à l’invitation de l’artiste, Lauren Rodz, Anthony Moore et SZ.

Lire aussi « Arles, là où le monde palpite »

Contact

Les Rencontres d’Arles se tiennent jusqu’au 24 septembre en différents lieux d’Arles. Forfait toutes expositions (une entrée par lieu), valable jusqu’au 24 septembre : 30 € en ligne (34 € sur place en billetterie), tarif réduit 25€ (29 € sur place en billetterie) ; forfait journée : 27€ en ligne (31 € sur place en billetterie) ; tarif réduit 22€ en ligne (26 € sur place en billetterie). Plus d’infos sur www.rencontres-arles.com.

Crédits photos

Image d’ouverture : Architecture of Density (2005-2009) © Michael Wolf – Wonder Beirut #22 © Joana Hadjithomas et Khalil Joreige – After Rana Plaza © Ismail Ferdous – © Samuel Gratacap, photo Orevo – © Isabelle Arvers –  © Sœurs Chevalme, photo Orevo – Artiste © Roger Ballen – © Reeve Schumacher

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