Quand les imaginaires artistiques se jettent à l’eau

Plasticienne franco-bulgare, Iglika Christova est chercheure-doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle s’intéresse particulièrement à la pollinisation entre dessin et microscopie. Et plus largement à la relation que l’art peut entretenir avec la biologie. S’inscrivant dans une recherche transversale tant plastique que théorique entre l’art et la science, Iglika Christova propose régulièrement aux lecteurs d’ArtsHebdoMédias des variations et réflexions sur ce thème. En voici le troisième volet.

Traversant l’histoire de l’art, le thème de l’eau semble être particulièrement actuel. Il invite, tant notre conscience collective que nos sensibilités individuelles, à épouser un mouvement culturel engagé envers les réalités écologiques, scientifiques, technologiques, philosophiques, politiques ou sociales. Comprise par les sciences, maîtrisée par la technique, sublimée par les poètes, questionnée par les intellectuels, l’eau apparaît depuis la philosophie grecque comme une « source » vivifiante pour les imaginaires artistiques. Posons qu’il y ait deux manières de l’appréhender : la première étant relative à la connaissance rationnelle et objective de cet élément, la seconde étant liée à sa puissance onirique. Pour Gaston Bachelard, l’eau est « un être total » doté d’un corps, d’une « âme » et d’une « voix », apparaissant peut-être plus qu’aucun autre élément comme une « réalité poétique complète ». La création contemporaine trouve aujourd’hui une voie du milieu pour dépasser l’opposition, admise en Occident, entre l’explication objective de l’eau par les sciences ou les techniques et la compréhension de l’eau comme figure poétique. Sans créer une confusion entre ces deux approches du réel indissociables de l’être humain, le geste artistique transversal s’enracine alors dans un entre-deux, réconciliant le sensible et l’analytique autour des propriétés plastiques, des symboles et des enjeux environnementaux de l’eau.

Collecter le brouillard, planter des sources…

The Journey, Ana Rewakowicz, Camille Duprat et Jean-Marc Chomaz. Prototype présenté aux Portes ouvertes des Récollets, à Paris en 2015.

L’artiste pluridisciplinaire Ana Rewakowicz et les scientifiques Camille Duprat et Jean-Marc Chomaz – de la chaire Arts & Sciences de l’Ecole Polytechnique à Paris – ont associé leurs imaginaires autour de Collecteur de brouillard, projet dédié à la question de la diminution des sources d’eau douce dans le monde. Ce projet, toujours en cours, se penche sur les méthodes alternatives pour capturer l’eau du brouillard. Traditionnellement, des filets de pêche sont utilisés comme piège mais rendent difficile la récupération du liquide. Partant de cette problématique, Ana Rewakowicz, Camille Duprat et Jean-Marc Chomaz ont cherché à remplacer le filet maillé standard par différents systèmes faisant naître une « forêt de fils » parallèles et flexibles, positionnés librement au gré du vent. Grâce à cette exploration tant technique qu’esthétique, ils ont amélioré les capacités de drainage et la collecte des gouttes d’eau tout en réalisant plusieurs œuvres à l’intersection de la recherche et de la poésie. A l’instar de Misty Way (photo d’ouverture), intégrant les trois principaux éléments impliqués dans la collecte de brouillard : l’humidité, le vent et le substrat de récolte. L’installation capture l’eau de brume grâce à un filet. Filmé par une caméra permettant de percevoir l’eau en gros plan, le brouillard se transforme sous les yeux du spectateur en « gouttes de lumière » couvrant l’ensemble du plafond de l’espace. Dans cette installation, cent vingt kilomètres de fils sont tendus, formant des surfaces inclinées à travers lesquelles les « gouttes de lumière » éclaboussent le visiteur. Le brouillard reconstitué le plonge dans un espace immersif composé de lumière, d’ombres et de sons. Il en va de même pour l’installation multi-sensorielle baptisée The Journey. Cette œuvre, en cours de développement, vise à créer un brouillard artificiel s’inspirant de la collecte d’eau grâce à la brume présente dans l’air. Pour y parvenir, Ana Rewakowicz, Camille Duprat et Jean-Marc Chomaz ont inventé un nouveau design de soufflerie environnementale modulaire, permettant de créer des « flux de brouillard » à l’échelle humaine. Collecteur de brouillard nous entraîne dans une expérience esthétique et sensorielle, tout en rappelant les défis écologiques actuels.

Planter des sources ou Suite des effets de serre, Erik Samakh, 2012.

La démarche d’Erik Samakh nous invite également à une perception multi-sensorielle de la nature. Rappelant cette relation ubiquitaire entre l’homme et la nature, l’eau apparaît souvent dans ses créations comme un « élément physique » constitutif, jaillissant dans l’espace d’exposition. L’eau devient un « matériau artistique », une « source » tant plastique que conceptuelle. Souvent réalisées dans le paysage naturel, les « pièces d’eau » d’Erik Samakh sont propices aux expériences sensorielles et aux promenades méditatives. A l’instar des installations de Rewakowicz, Duprat et Chomaz, le projet Planter des sources ou Suite des effets de serre associe les imaginaires artistique et technologique. Il s’agit ici de transformer l’humidité de l’air en eau potable grâce à une étonnante machine, et ce de manière autonome en énergie, grâce à des panneaux solaires. Si la cabine transparente laisse voir le mécanisme technique permettant la liquéfaction, l’expulsion de l’eau par le robinet demeure un phénomène mystérieux. Entre la sculpture et l’installation, le générateur d’eau et l’objet écologique (malgré le choix du plexiglas pour la création de la cabine), cette pièce fascinante crée volontairement le trouble quant à son statut et nous donne à voir qu’une œuvre d’art peut aussi avoir des vertus hydratantes !

L’eau comme véhicule du langage

Conversation au Fil de l’Eau, Cécile Babiole et Jean-Marie Boyer, 2013.

Le croisement entre la puissance onirique de l’eau et le geste engagé se manifeste autrement à travers l’installation Conversation au Fil de l’Eau, de Cécile Babiole et Jean-Marie Boyer, qui recrée un réseau local de transfert de données en utilisant l’eau comme « véhicule ». Le dispositif met en place une circulation d’eau qui se charge du processus de transport des données permettant de transmettre et de recevoir des messages textuels. Ce système de transmission volontairement artisanal met l’accent sur la poétique de l’eau en tant que lien entre les individus en faisant flotter des mots au fil de l’eau. Une installation qui s’inscrit aussi dans une volonté d’accorder l’action artistique à des questions d’ordre éthiques. En proposant ce système de transmission alternatif, il est question pour les artistes de lever le voile sur le consensus général autour des techniques qui régissent nos vies et qui sont très souvent motivées, non pas par ce que nous pourrions appeler le « bien commun », mais par les intérêts des groupes industriels. Ils pointent le fait que ce n’est pas un hasard si les marchands d’eau se sont mis à transporter des données. Parmi eux, la Compagnie Générale des Eaux, qui détient les canaux d’acheminement et qui, sous le nom de Vivendi, apparaît aujourd’hui comme un des leaders mondiaux de la communication et du divertissement. De manière tant symbolique que poétique, Conversation au Fil de l’Eau met en lumière le chemin parcouru par la Compagnie Générale des Eaux. « Il y a une continuité entre la parole de l’eau et la parole humaine (…) », écrivait Gaston Bachelard. Cécile Babiole et Jean-Marie Boyer nous le rappellent, montrant que la « réalité poétique » de l’eau n’exclut pas nécessairement sa définition d’« eau moderne », expression proposée par l’historien Linton Jamie lorsqu’il disserte sur l’histoire de l’eau dans la pensée moderne occidentale, à travers, notamment, le rôle des savoirs et des techniques.

L’eau comme « supraconducteur » des vibrations sonores

Eunoia, Lisa Park, 2013.

Pour Eunoia (« belle pensée » en grec), Lisa Park utilise l’élément eau comme supraconducteur des vibrations sonores. Elle se sert de l’électroencéphalographie afin de pouvoir transmettre en temps réel des transcriptions sonores relatives à son activité mentale en état méditatif. Si cette performance n’est pas sans rappeler la démarche du compositeur de musique expérimentale Alvin Lucier – explorant dès 1965 les relations étonnantes entre le son et l’activité du cerveau –, elle nous permet aussi de mesurer les avancées techniques et scientifiques en matière d’exploration cérébrale. Munie d’un casque NeuroSky EGG, Lisa Park entre en état de méditation assise en posture de zazen au milieu de cinq caissons remplis d’eau ; chacun représente une émotion spécifique comme la joie, la tristesse, la colère, la haine et le désir. Stimulant des aires cérébrales précises, ces émotions deviennent alors identifiables par le dispositif. Les informations ainsi récoltées sont ensuite traduites en sons joués en temps réel. Dans cette partition expérimentale, la présence de l’eau est essentielle afin de rendre visibles les vibrations sonores. Les spectateurs-auditeurs peuvent percevoir ainsi les trajectoires des pensées et deviner le type d’émotion éprouvé par l’artiste. En même temps, le public devient également acteur de la performance qui permet à chaque spectateur-auditeur de ressentir l’influence physique des vibrations sonores sur lui-même. Rappelons que le corps humain est constitué d’environ 65 % d’eau. Eunoia résonne aussi avec les expériences menées par le moine bouddhiste Matthieu Ricard en collaboration avec des neuroscientifiques, utilisant l’électroencéphalographie afin d’enquêter sur les effets positifs de la méditation sur notre cerveau. Les rapports entre le bouddhisme, l’art et les neurosciences offre ainsi une perspective particulièrement féconde pour interroger la qualité de notre présence à nous-même, à l’autre et au monde.

Le parfum de l’eau chargé d’énergie artistique

L’Or Bleu (détail d processus de fabrication), Yann Toma et Francis Kurkdjian, 2012.

Les imaginaires de l’artiste Yann Toma et du parfumeur Francis Kurkdjian se sont associés autour de l’élaboration d’une « eau parfumée à boire » chargée d’« énergie artistique ». Baptisée L’Or Bleu, cette « œuvre-produit » apparaît comme la métaphore d’une ressource vitale à préserver. Elle porte en elle l’idée de la possible existence d’une eau « magique », purifiante, guérisseuse et universelle. L’œuvre fait appel autant à ses forces secrètes et pouvoirs revitalisants, qu’aux facultés évocatrices de la bouteille de parfum Belle Haleine – Eau de Voilette de Marcel Duchamp (1921) et au cocktail bleu d’Yves Klein, distribué au public lors de son exposition intitulée Du vide en 1958 chez Iris Clert. Par ce positionnement singulier en tant qu’« œuvre-produit », L’Or Bleu met en tension une fragrance de création liée au monde du parfum, avec la question de la charge symbolique de l’eau en tant qu’élément universel. Si, comme le signale Francis Kurkdjian, le « parfum fait partie du patrimoine mondial de l’intimité », alors déplacer les compétences du parfumeur vers l’univers de l’eau à travers le geste artistique revient à sublimer autant notre intimité que le patrimoine mondial de l’eau aujourd’hui largement menacé. Si cette « eau parfumée à boire » est destinée tout d’abord à l’intimité de chacun, elle n’en a pas moins pour vocation de relier les intimités les unes avec les autres. Alors que le terme de « produit » est avancé, il l’est paradoxalement contre la perte de ce que Walter Benjamin appelait l’aura de l’œuvre, perdue selon lui à l’époque de sa reproductibilité technique. « Qu’est-ce au juste que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », écrivait le philosophe. Paradoxalement, même si elle vise la diffusion, l’expérience de L’Or Bleu tente de déjouer justement le sentiment de cette perte d’aura. Suivant Marshall McLuhan qui considère la communication comme la possibilité de mettre en œuvre des actions à distance, nous pourrions appréhender cet acte de sublimation de l’eau comme une nouvelle relation entre l’artiste et son public dans l’espace social. Le processus de fabrication de L’Or Bleu a été présenté en 2012 lors de l’année mondiale de l’eau à l’espace EDF Le Bazacle à Toulouse, où les visiteurs ont pu goûter cette eau parfumée et chargée d’énergie artistique. Une dégustation de L’Or Bleu aura lieu prochainement à la galerie Pierre-Alain Challier dans le cadre d’une exposition personnelle consacrée à Yann Toma (en mars 2018).

La vie dans l’eau : un espace d’émerveillement

Souffles (série), Olivier Leroi, 2007.

Le travail d’Olivier Leroi se nourrit d’observations précises du milieu naturel. Il travaille la matière en utilisant des langages plastiques protéiformes mêlant sculptures-objets, assemblages, photographies, dessins et ce qu’il nomme des « événements poétiques » qui s’ancrent souvent dans une expérience du terrain. « Il n’y avait là aucun souci de divertissement mais une suite d’aphorismes visuels, de fragments qui composaient, à la manière de Wittgenstein, un petit précis de philosophie, rigoureux, avec l’apesanteur d’un gai savoir, utilisable pour réenchanter le monde, le préserver de l’esprit de catastrophe et des passions tristes », écrit Olivier Kaeppelin, directeur de la Fondation Maeght, après avoir visité l’atelier de l’artiste en Sologne. L’installation Souffles s’apparente aussi à un « aphorisme visuel » traduisant la zone de rencontre des eaux douces et salées : l’estuaire. Composée de sculptures-objets, Souffles incite le spectateur à la (re)découverte des détails du monde aquatique qui constituent sa richesse et embellissent notre lien à la nature. Tous ses éléments reconstituent métaphoriquement l’espace intermédiaire de rencontre entre le goujon (poisson d’eau douce) et la grémille (un poissons de mer). Souffles s’inscrit également dans la prolongation des expériences menées autour de l’œuvre participative de l’artiste nommée Une molécule d’eau dans l’eau. En effet, ce projet, daté de 2009, s’articulait autour de l’introduction d’une molécule d’eau dans la Loire et proposait de suivre les trajectoires d’une balise Argos voyageant ainsi depuis la source de la Loire jusqu’au Mexique.

Les poissons des grandes profondeurs ont pied (détail), Yves Chaudouët, 2011.

L’artiste Yves Chaudouët réenchante lui aussi le monde aquatique. Son installation Les poissons des grandes profondeurs ont pied, composée de deux cents pièces en verre étiré ou soufflé, investit, jusqu’au 17 décembre, un espace de 300 m2 au sein du centre d’art de la Fondation François Schneider (dédié à la création contemporaine en lien avec le thème de l’eau). Suspendues par des fils invisibles ou posées au sol, les sculptures en verre s’apparentent à des créatures luminescentes aquatiques qui investissent l’espace d’exposition dans l’obscurité. Le projet est né de la fréquentation par l’artiste du laboratoire d’Ichtyologie du Muséum d’Histoire Naturelle ainsi que d’une collaboration avec les maîtres verriers du Centre International d’Art Verrier de Meisenthal, qui ont réalisé les pièces en verre d’après dessins. L’œuvre dévoile au spectateur la très grande variété biologique des diverses espèces telles que les étoiles-opaline, les méduses ou encore les anguilles-miroir. Pour présenter ces formes, très différentes les unes des autres, Yves Chaudouët a choisi volontairement la pénombre, de sorte que les objets demeurent difficilement perceptibles afin de plonger le spectateur dans un silence visuel propice à la contemplation et au recueillement.

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