Regarder le dessin autrement : un parcours du cœur en capitale

En galerie, ou à l’hôtel entre midi et minuit, animé, projeté ou dilué ; parcouru sur une application de réalité virtuelle, ou à partir d’un eyecatcher… Voici au moins six autres façons de découvrir et pratiquer le dessin ce week-end et, au-delà, en marge des grands salons déployés sous les verrières de la capitale.

Les jardins virtuels de Mehmet Güleryüz

Le jardin des plaintes (série), Mehmet Güleryüz, 2017-2018.

Dans les années 1970, alors étudiant à Paris, le Jardin des Plantes et la brasserie Le Luco étaient ses refuges ; dans ses dessins, Mehmet Güleryüz exprimait déjà la crainte d’une prise de contrôle politique et social de ces espaces de liberté. En 2013, le parc de Gezi, situé au cœur d’Istanbul, où le peintre et sculpteur adulé dans son pays natal aime flâner, est menacé de destruction par un projet immobilier. Cela sera le point de départ d’une nouvelle série de dessins, Le jardin des plaintes, actuellement présentée à Paris à la galerie Cyril Guernieri. Mais si les « plaintes » inaudibles et retenues qui s’échappent du jardin de l’artiste font écho à son engagement politique, elles évoquent aussi des douleurs et des peurs d’enfermement plus anciennes – celles d’une époque où sous le joug d’un père autoritaire, le petit garçon qu’il était se réfugiait dans un tout autre jardin, celui de la page blanche qui s’offrait à son inconscient par la grâce d’un crayon noir. Car, c’est par la vibration alchimique du trait que Mehmet Güleryüz fusionne ses expériences les plus intimes et son appréhension du monde : « Je vis dans ce jardin-là », dit-il en parlant de son art. Changeant d’écriture au fil de ses humeurs, passant de la toile au papier, l’artiste de 80 ans, dont la rétrospective attira 300 000 visiteurs au Musée d’art moderne d’Istanbul en 2015, montre jusqu’au 6 avril à Paris un ensemble d’encres réalisées au bambou, d’une traite, sans possibilité de repentir, qui tiennent de la calligraphie comme de l’écriture automatique, ainsi que des grands formats à la plume, extrêmement travaillés, où le trait, comme dans la gravure, se fait le plus souvent hachure. Il compose ainsi des univers extraordinaires, hors du temps, pareils à des rêves, faisant exploser les barrières de l’intime, dont les personnages hommes et femmes s’accompagnent de toute une symbolique animalière. Ce samedi 30 mars, jusqu’à 19h, le galeriste Cyril Guernieri nous invite, au 29 rue Mazarine, à une rencontre en toute simplicité avec Mehmet Güleryüz. Pour ceux qui ne pourraient se déplacer, une autre expérience est proposée : réalisée avec la complicité du studio de création notoryou, spécialiste de l’événementiel 3D et de la production de visites immersives culturelles en réalité virtuelle, elle est à découvrir d’un clic !

 

Guernica revisited, Michel Paysant, 2018.

Dessiner Guernica avec les yeux

A quelques pas de son repère officiel, au 50, rue Mazarine, la galerie Lélia Mordoch qui inaugurait jeudi 28 mars une exposition d’art numérique dédiée au plasticien Miguel Chevalier, accueille, à l’occasion de la Semaine du dessin à Paris, Michel Paysant et son Eyedrawing Studio : jusqu’au 31 mars, l’artiste-chercheur, spécialiste des pratiques collaboratives entre art et science, présente au Second Space (17, rue des Grands-Augustins) une série de dessins originaux réalisés à partir d’une captation en temps réel du regard. Utilisant la technique de l’eyetracking – basée sur le mouvement des yeux – depuis 20 ans pour dessiner, peindre, sculpter, créer des architectures ou encore composer et interpréter de la musique, Michel Paysant revisite Guernica (à quelques pas de l’ancien atelier du maître), par le biais d’un grand dessin réalisé à l’eyetracker à partir d’une tapisserie de l’œuvre originale de Picasso. A travers cette expérience, l’artiste tente de reconstituer une genèse conceptuelle, une radiographie de l’intention du regard qu’il explore avec d’autres dessins d’enfants victimes de la guerre, à partir desquels il a enregistré, non sans émotion, son propre mouvement des yeux.

Faire déborder le corps de l’aquarelle !

The generous man on his farm, Barthélémy Toguo.

Traversons la Seine, où d’autres regards, comme s’il s’agissait des portraits d’une famille transgénérationnelle, sont réunis jusqu’au 20 avril à la galerie Bertrand Grimont, derrière le Centre Pompidou. « Les artistes de l’exposition Dilution d’un récit ! sont guidés par la pratique d’une même technique : L’eau et le pigment, précise Clara Daquin, critique et commissaire de l’exposition. (…) Ces peintres familiers les uns des autres prennent corps et perçoivent le monde à travers le miroir déformant des liquides colorés. En cela, ils font partie d’une même famille, cherchant à travers le mouvement de l’eau sur le papier un art de la sensation et de l’imaginaire, un art corporel et sensuel. » Sont ici exposées de grandes aquarelles, dont la dilution des matières n’a rien d’un placebo, bien au contraire, elle en augmente les effets pénétrants : un autoportrait sans complaisance de Chloé Julien (notre photo d’ouverture), au regard profond, capable de tout dire, dialogue avec les tête-à-tête rouge sang d’Isabelle Levenez (lauréate 2018 du Prix DDessin). Chez Vincent Bizien, l’encre jetée sur le papier façonne des spectres mortifères, alors que le buste de Françoise Pétrovitch, halluciné, avance masqué. Fabien Verschaere – encore un autoportrait ? – apparaît au sein d’une tribu colorée où l’animal et l’homme se confondent. La plupart de ces personnages semblent comme des âmes sans corps, alors que celui-ci semble n’avoir jamais été aussi présent : « S’il ne s’exprime plus dans son rapport physiologique – le virtuel a depuis quelques années, tué l’organique –, depuis peu cependant, le rapport à l’image change, poursuit Clara Daquin. Il est désormais possible de le convoquer à travers la narration, l’émotion, le songe. L’aquarelle est parfaite pour dire le corps, elle permet la représentation de la peau dans ses jeux de transparence. Ses couleurs traduisent le sang, les muqueuses et les organes. Comme la peau, l’aquarelle est mouillée, puis séchée. » Chez Barthélémy Toguo, qui donne à voir la transparence d’un homme bleu parcouru par des flux, le corps est prolongé à ses extrémités par des sphères : planètes et boulets, réservoirs cellulaires et sources de vie ? Il danse en apesanteur avec les personnages endimanchés de Florence Lucas. Floral et concentrique chez Pauline Bazigan, il est aussi vibration et lumière. Enfin, deux grands dessins de Louise Bourgeois (1911- 2010) – quelle aïeule ! – viennent compléter ces portraits de famille, dont la dilution des récits s’exprime sur le papier entre abstraction et figuration libérée.
Le 11 avril, de 18 h à 20 h, la commissaire et les artistes vous invitent à approfondir cette question de la filiation à travers les prismes de la technique et de la représentation avec le critique d’art Philippe Piguet.

Les séries noires de Nemanja Nikolic

Kiss ink on book page (installation vidéo), Nemanja Nikolic.

Il vous faudra remonter le Marais en direction du Cirque d’hiver pour vous plonger dans l’obscurité de la galerie Dix9, où plusieurs scénari empruntés à l’univers du film noir se jouent en boucle à partir des dessins de Nemanja Nikolic. Son Panic Book, dont surgissaient des livres imprimés sous la dictature de Tito, des scènes de fuite ou de persécution issues des films d’Hitchcock et dessinées à l’encre noire, nous avait impressionnés. Cette année, avec Sketch for one Erasable Plot, exposition monographique à découvrir jusqu’au 5 mai, le jeune plasticien basé à Belgrade revient sur sa passion pour le cinéma américain des années 1950 – il exposait de toutes autres peintures lors d’Art Paris Art Fair 2018 –, à travers une installation composée de cinq vidéos d’animation tournant en boucle. Pour Uncontained images (2018), Nikolic reprend la technique de l’encre et du fusain pour tracer sur des pages de livres de théorie politique (ou encore des cartes géographiques de l’ex-Yougoslavie) des séquences très courtes dans lesquelles il se concentre sur la décomposition d’un seul mouvement : celui d’une main sortant une arme d’une poche revolver ou, plus hypnotique encore, celui du langoureux baiser amoureux… Avec Double Noir (2017) ,une vidéo de 4’ projetée sur tout un pan de mur de la galerie, il propose l’unique mémoire de l’ensemble des soixante séquences dessinées à la craie blanche qui la composent, et dont l’artiste a effacé les 1 800 dessins originaux. Sauf 60, le dernier de chaque séquence, dont six sont exposés à la galerie, donnant ainsi à voir la genèse de l’œuvre. Obsessionnel, pensez-vous ? Vous n’avez pas encore vu le film, dans lequel Bogart se voit pris au piège d’une boucle infernale !

Vous avez dit étranges ?

Etranges contrées, Justine Gasquet.

Ne traînez pas, car un détour s’impose par Le petit espace de la galerie Michel Lagarde, dans le Xe arrondissement, s’impose d’autant que vous pourriez bien vous y retrouver pour le pot de finissage en fin d’après-midi samedi (jusqu’à 19 h 30), même si l’exposition reste à découvrir jusqu’au dimanche 31 mars. Sept livres d’artistes, imprimés en coproduction avec les éditions Chatoyantes, consignent les œuvres de sept artistes réunis pour un étrange rendez-vous au 15, rue bouchardon à Paris. A découvrir aux murs de ce charmant espace, L’étrange biote de Jérémy Boulard Le fur, alors que tout ceci paraît Naturellement étrange pour son frère Ludovic Boulard Le fur ; même si pour vous comme pour Magali Cazo, ce parcours vous amène à faire d’Etranges balades, comme s’il s’agissait de L’étrange vie d’un caillou d’Aline Deguen, en direction des Etranges contrées noircies sur papier de Justine Gasquet, lorsque subitement vous viennent aux tripes des Sentiments étranges induits pas les interactions de couple à l’encre rouge et bleue de Sandra Martagex… Faites attention tout de même, car tout cela pourrait bien vous mettre dans un état d’Etranges oscillations, fomentées par les hallucinations bleu et vert dilatées de Nicolas Zouliamis ! A noter qu’après démontage de l’exposition, la plupart des œuvres restent visibles sur rendez-vous au 13, rue Bouchardon (galerie Michel Lagarde). Et il vous faudra garder quelques forces pour grimper la colline de la rue Oberkampf, ou bien celle de la rue Jean-Pierre-Timbaud pour rejoindre avant minuit la rue Moret et l’hôtel de La Nouvelle République pour de nouveaux récits.

Les huit secrets révélés de l’antichambre

Le pacte féminin, Corine Borgnet.

Vous y êtes, et pourtant « L’Antichambre n’est ni un salon, ni une exposition », annonce par la transparence floutée du calque le carton d’invitation où figurent, en verso, les noms de huit duos* artistes/curateurs inspirés par le secret de la chambre. « L’antichambre est une entrée métaphorique qui dessert d’autres espaces : le salon, la chambre de parade, le cabinet de travail ou encore les malices de la cuistance… L’antichambre apparaît durant le XVIe siècle, où l’on réinvestit les circulations pratiques des demeures. C’est l’avant-chambre, le seuil, le passage, où l’on reçoit et l’on introduit le visiteur. Faire antichambre, c’est faire l’attente. Cet espace advient comme un théâtre dans lequel se déploient les riches heures et autres récits… C’est aussi la salle des Gardes, l’office où s’affairent les amphitryons », dont l’agence Alta Volta et ce singulier hôtel de La Nouvelle République s’approprient les rôles, le temps d’un week-end (jusqu’au dimanche 31 mars de midi à minuit). Ce premier acte consacré au dessin et aux prolongements du geste sera suivi d’un Acte 2 dédié à la photographie et aux livres de photographie. Convoqués en special guest avec La Méduse (Nathalie Leleu, Laurent Paulré & Céline du Chéné) en chambre 12, le langage et le son ne sont pas en reste ! S’extirper du white cube, des stands de foires et dépasser les horaires convenus pour se glisser dans le labyrinthe de l’hôtel, revient à déplier les questions du temps, de l’espace de la monstration et de l’intimité. Celle, sans doute, d’une proximité renouée entre artistes et curateurs, entre public amateur et collectionneurs, visant à produire une mémoire collective en marge du marché. L’idée n’est pas nouvelle, mais elle est belle. Rendez-vous à l’hôtel ! Pour l’heure, nous ne vous en dirons pas davantage…
* Les duos artistes/curateurs sont constitués par Elise Beaucousin et Pauline Lisowski, Corine Borgnet et Isabelle de Maison Rouge, Anne-Lise Broyer et Audrey Bazin, Anne-Valérie Gasc et Sally Bonn, Aï Kitahara et Rahma Khazam, dMïrka Lugosii et Thibaut de Ruyter, Aki Lumi et Qing Ding, Haythem Zakaria et Marion Zilio.

Crédits photos

Image d’ouverture : Autoportrait signé Chloé Julien © Chloé Julien – Le jardin des plaintes © Mehmet Güleryüz – Guernica revisited © Michel Paysant – The generous man on his farm, Barthélémy Toguo – Kiss ink on book page © Nemanja Nikolic – Etranges contrées © Justine Gasquet – Le pacte féminin © Corine Borgnet, photo AtelierFindArt

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