Passerelles en constellation par Angelica Mesiti

Dans le cadre de la saison « Sensible » du Palais de Tokyo, Angelica Mesiti présente Quand faire c’est dire. L’artiste australienne, qui vit entre Sydney et Paris, s’intéresse « au rôle social de la performance et de la musique, à la manière dont elles peuvent créer du lien dans des structures collectives ». Les performances qu’elle filme ne sont pas « des actions ouvertement politiques, mais elles peuvent être des outils puissants pour conserver ou traduire des connexions culturelles. » Dans les 1 000 m2 de la galerie de Seine, des installations diffusent une sélection de vidéos réalisées entre 2012 et 2017. Angelica Mesiti sera à Venise cette année. Elle a été sélectionnée pour représenter l’Australie à la 58e Biennale d’art.

Relay League (détail), Angelica Mesiti, 2017.

La saison « Sensible » du Palais de Tokyo, à Paris, donne envie d’évoquer le travail d’une des artistes invités, Angelica Mesiti, dont l’œuvre tranche nettement avec celle de ses voisins se dispensant souvent d’approfondir à part égale le « dire » et les réalisations plastiques, le « faire ». On le comprendra d’emblée, l’œuvre de Mesiti organise un dialogue plastique de même force entre le concept et l’objet, entre le « dire » et le « faire ». Sensible est le mot juste pour caractériser l’implication du visiteur dans les installations vidéo de l’artiste. Qu’il s’agisse de Mother Tongue (2017), de Citizen Band (2012) ou encore de The Colour of Saying, chacune des pièces aborde des situations à la limite de nos sens.
Quelles correspondances trouver au-delà du son et de l’image, entre les mots et les choses, la parole et l’action, les hommes et leurs pensées, la coutume et la modernité… ? Ces questions resteraient vaines si Mesiti n’engageait pas dans son travail une visée de rapprochement social, quasi pédagogique à l’adresse du spectateur. Dans les salles obscures qui se succèdent, de grands écrans nous entourent, avant de capter notre attention au point de nécessiter la lecture du cartel pour faire durer le plaisir. C’est une rareté.

En général, la légende vient apaiser notre ignorance et rien de plus. Dans le cas de Citizen Band, on aime savoir très vite qui est ce siffleur, à l’air d’abord si fané, mais éblouissant de calme musical, précis dans le chaos nocturne de la rue ; ou ce que murmure ce presque clochard savant, à l’air de santon urbain, dont l’instrument semble vite fagoté de trois bouts de planches, mais duquel une Mongolie s’élève, accompagnée d’une voix sans mot dont l’infinie prosodie raconte de grands espaces… Et pour insister encore sur Citizen Band, comment agit cette femme qui, a priori s’amuse avec l’eau d’une piscine puis bascule dans un rythme faussement spontané, claquant, au point qu’on le sent numéroté, annoté, cadencé au millimètre.

Citizen Band (détail), Angelica Mesiti, 2012.

L’effet immédiat sur notre perception vient faire la preuve du titre de l’exposition. Angelica Mesiti décline les propositions vidéo à la manière d’un jeu de buchettes que les enfants aiment à assembler, reconstruire sans cesse : les petites sociétés qu’elle rapproche nous interrogent sur les enjeux, le pourquoi, le comment. Pourquoi rapprocher un danseur qui maîtrise parfaitement son équilibre avec une joueuse de oud qui semble l’ignorer totalement ? Où avoir déniché un chauffeur de taxi si discret et performant que son sifflet se confond avec un instrument, une langue-oiseau ? Quel langage codé donne lieu à une sculpture en morse (Relay League, 2017) ? Dans quel ailleurs attraper cette femme qui, en quelques frappes répétées, transforme les claquements de l’eau en figures sonores issues de son Cameroun natal ? On ajoutera la tentation, devant l’œuvre suspendue, de faire tinter ces segments de métal puis de se figer en une simple incitation à communiquer. A moins qu’on ne reconnaisse le raï croisé dans le métro pour nous ramener dans un réel plus proche, qui pourtant ne va pas durer…
Car pour dire le mot « fin », la synthèse des quatre écrans noie les identités dans une nouvelle partition, un nouveau bain d’images, un tournis tranquille dans lequel l’autre est autrui, sans étrangeté, sans distance. Pourtant, si les rapprochements qu’invente Angelica Mesiti paraissent incongrus, ils peuvent être aussi banals (danse/musique, métro/musique, rue/instrumentiste…). Mais elle ne s’arrête pas à ces simples duos. Dans The Colour of Saying (2015), une musique sèche, pétillante et tonique est jouée par des enfants scouts munis de petites mailloches tapées sur une table sous l’autorité d’un « compteur ». La cadence est prenante au point d’en attendre des suites, encore et encore. Les mutations sonores du flamenco sont piquées de musique répétitive, mais il y a aussi le piano grimpeur (Prepared Piano for Movers-Haussmann, 2017) qui n’en finit plus d’éreinter ses porteurs en rendant un discret hommage au maître que fut Cage quand les menus objets glissent au gré des étages perpétuellement gravis.

Mother Tongue, Angelica Mesiti, 2017.

Comment, quand, où, pourquoi ? Autant de questions qui trouvent leurs réponses dans les formes métaphoriques conduites tantôt par la langue des signes, tantôt par le corps, comme celui dressé sur les mains, sublime chandelle critique devant des portraits d’hommes politiques qui l’entourent (Mother Tongue, 2017). Le danseur plante son corps à l’envers, chipe leur trône doré duquel on imagine la langue de bois. Mais le bois est là, sous ses propres mains, et il troque silencieusement sa rectitude musculaire contre ce socle en toc. Chaque installation mériterait un long commentaire, une mélopée de soutien, un « duende corporel », car Angelica Mesiti parle tambour, filme manuellement, et entend les performances invisibles. On l’aura compris « Quand faire c’est dire » joue de cette commutativité léguée par Austin, mais avec une même éloquence performative. Mesiti y introduit en supplément le lien social, sans clivage, sans voyeurisme, et rarement n’a été vue une telle sincérité plastique, continue, humble et dense à mettre en relation des planètes incompossibles. Il faut prendre le temps d’attendre le temps de l’image, le silence des sons, le choc des caresses et celui de cette belle création.

Contacts

Angelica Mesiti – Quand faire c’est dire, jusqu’au 12 mai au Palais de Tokyo, à Paris.
Le site de l’artiste : www.angelicamesiti.com.

Crédits photos

Image d’ouverture : The Colour of Saying (détail), 2015 © Angelica Mesiti, photo S. Deman – Relay League © Angelica Mesiti, photo S. Deman – Citizen Band © Angelica Mesiti – Mother Tongue © Angelica Mesiti, photo S. Deman

 

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