L’offrande aux âmes sensibles d’André Nitschke

Le Musée de la Cour d’Or-Metz Métropole accueille actuellement une nouvelle série d’André Nitschke. Le photographe n’est pas un inconnu dans ce lieu où il a réalisé une résidence en 2015, suivie d’une exposition intitulée Dialogues, qui montrait des danseurs en prise avec l’environnement patrimonial et les œuvres de l’institution. De retour avec un projet mené en collaboration avec Lucile Guin, Aurore Gruel et Alexandre Lipaux, de la compagnie de danse Ormone, il poursuit son exploration du mouvement à travers un saisissant hommage à ceux qui furent détenus et torturés au Fort de Queuleu durant la Seconde Guerre mondiale. Avis aux amateurs, le Musée sera accessible gratuitement du 3 juin au 8 juillet.

André Nitschke.

Danser. Mettre en mouvement une intention, une émotion, une histoire aussi. Danser pour ressentir, bouleverser, vivre. Par envie, nécessité, générosité. Danser et résister. A l’air, au vent et à l’ignominie. Danser et se souvenir. De l’espace, des promesses et de l’horreur. Photographier. Fixer une part du réel, de la beauté, de la laideur aussi. Photographier pour comprendre, citer, sublimer. Par envie, nécessité, générosité. Photographier et résister. Au temps, à l’espace et à l’oubli. Photographier et se souvenir. Des gestes, de la lumière et des cris. Ils sont là tout de noir vêtus et yeux bandés de blanc. Assis côte à côte sur un banc. Le dortoir est exsangue. Les murs en pierre défraîchis, les vestiges d’un parquet en bâtons rompus, les lits superposés de bois brut. Tout a cessé de respirer.

« Samedi 18 mars 1944 à 6 h 30, on sonne… Maman va ouvrir, aussitôt on crie… : Polizei. Je me lève en vitesse et je vois deux hommes en civil qui s’avancent sur moi révolver au poing, ils me demandent : Bist du die Marie-Louise ? Je réponds affirmativement, alors ils m’interdisent de bouger. Pendant qu’un d’eux fait le tour de l’appartement, l’autre reste avec moi. Maman m’ayant parlé français, il lui donne deux gifles. L’autre, entre-temps, regarde sous les lits, dans les armoires, inspecte partout, puis il revient et n’ayant rien trouvé de dangereux, ils déchargent leur révolver. […] Dans la rue, je vois la grande voiture cellulaire, toute grise, je monte et là un [agent de la] Gestapo prend le châle que j’ai au cou et me le met sur les yeux, puis me pousse à l’intérieur de la voiture et me fait assoir. Il referme la porte, l’auto se met en route*. » Marie-Louise Raisin, prisonnière n°927 du Sonderlager

Résister (série), André Nitschke.

André Nitschke est photographe et messin. Sa ville, il la connaît. Le Fort de Queuleu également. Visité pour la première fois en 2004, le monument s’était imposé à lui. Un jour, il lui faudrait s’y confronter. C’est accompagné de Lucile Guin, Aurore Gruel et Alexandre Lipaux de la compagnie de danse Ormone qu’il y revient plusieurs fois entre mars 2016 et mai 2017. « Alors que j’avais déjà mis en perspective plusieurs lieux de Metz à travers la danse, l’association qui s’occupe du Fort m’a sollicité. Travailler dans un lieu de mémoire n’est pas chose facile. » Après avoir été un ouvrage de protection de la ville, puis un lieu de cantonnement, le fort est devenu durant la Seconde Guerre mondiale un camp d’enfermement et d’interrogatoire de la Gestapo. Entre 1 500 et 1 800 personnes y ont été incarcérées et torturées.

« On nous fit descendre de camion à coups de trique et de crosse. A chaque coup, nous devions remercier poliment la sentinelle. Le commandant du camp maniait lui-même volontiers la matraque. » Marcel Bour, prisonnier n°371 du Sonderlager

Résister (série), André Nitschke.

La plupart des victimes étaient des résistants ou des gens qui voulaient dissimuler des enfants pour empêcher qu’ils ne soient enrôlés dans la Wehrmacht. Interpellés à la sortie de leur travail ou chez eux, ils étaient jetés les yeux bandés dans un camion. Après des heures de route, tous arrivaient dans un lieu qu’ils croyaient en Allemagne. Dans les faits, ils n’étaient qu’à cinq kilomètres du centre-ville de Metz. « A leur arrivée, ils étaient jetés dans un escalier au pied duquel des chiens les attendaient. Ils demeuraient les yeux bandés. » Ici, était pratiquée la torture sensorielle. Si la vue était confisquée, elle n’était pas le seul sens que les tortionnaires brutalisaient. « De la musique militaire allemande était passée 24 h sur 24, des lessiveuses placées dans les dortoirs recueillaient les besoins de tous et dégageaient une odeur pestilentielle. Les prisonniers étaient interdits de toute communication et n’avaient droit à aucun contact. Ils n’étaient autorisés qu’à se tenir debout, assis ou allongés par deux, tête-bêche. Le tout à raison de trois fois huit heures par jour. Un brouet à base de navets et de topinambours était leur unique nourriture. » A ce lancinant et insupportable traitement s’ajoutaient des épisodes encore plus violents.

« Les nuits, les SS rentraient souvent ivres de la ville. Ils se livraient à de véritables orgies de haine. A six ou huit, conduits par leur sous-officier, ils entraient en hurlant dans les cellules. Ils choisissaient au hasard quelques victimes, les faisaient dégringoler de leur lit. Et la gymnastique commençait. Les yeux bandés, les mains ligotées, il fallait faire des génuflexions, ramper sur le plancher couvert de poussière et d’immondices, remonter au deuxième étage des lits et en redescendre à toute vitesse. Le traitement inhumain infligé aux internés provoqua de nombreux cas de folie. » Octave Lang, prisonnier n°124 du Sonderlager

Résister (série), André Nitschke.

Le camp fut libéré en octobre 1944. Dès lors, la cruauté et la terreur empruntent le chemin des mots pour ressurgir. Les témoignages sont nombreux. Le soir du vernissage de l’exposition, un homme qui avait tout vécu était là. Heureux que les photographies ne soient pas des reconstitutions. « Avec Aurore, Lucile et Alexandre, nous nous sommes attachés à présenter les aspects psychologiques de la situation. Notre souhait était de montrer qu’il est possible de s’approprier un corps, mais pas son esprit. En fonction des endroits, nous avions “storyboardé” les mouvements. Nous avons travaillé dans le silence. L’association du Fort de Queuleu avait insisté sur le fait que nous ne devions en rien troubler la mémoire. » Les protagonistes, aveuglés eux aussi par des bandeaux, étaient alors guidés par le photographe. Leurs gestes très souvent restreints se lâchaient par instant. La complicité des danseurs permettant leur convergence et leur cohérence. Au mur, des scènes puissantes et émotives se succèdent. Leur acuité ne reflète pas seulement le passé, mais s’intéresse plus largement à l’histoire des hommes et, notamment, à la période contemporaine. « Notre idée était aussi d’interroger l’actualité, de convoquer d’autres images comme celles de la prison d’Abou Ghraib, des geôles de Turquie ou du Yémen, de s’approprier l’actualité en résonnance avec l’histoire. »
Danser et photographier au Fort de Queuleu. Faire vivre le mouvement au-delà du cadre. Se souvenir, réfléchir, mais aussi admirer le dialogue des temps, des espaces et des artistes. Si ce que reproduit la photographie à l’infini n’a lieu qu’une seule fois, écrivait Barthes, elle est aussi l’art de faire vivre certains sentiments à jamais. Et, en l’espèce, d’offrir aux âmes sensibles de s’exprimer.

* Tous les témoignages des prisonniers repris dans ce texte sont extraits du site Internet de l’Association du Fort de Metz-Queuleu pour la mémoire des internés-déportés et la sauvegarde du site.

Contact

André Nitschke – Résister, jusqu’au 20 septembre au Musée de la Cour d’Or à Metz.

Crédits photos

Toutes les photos en noir et blanc sont extraites de la série Résister © André Nitschke, avec Lucile Guin, Aurore Gruel et Alexandre Lipaux de la compagnie de danse Ormone – Portrait d’André Nitschke © Photo MLD

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