Les insolentes vanités de Corine Borgnet

L’art, c’est comme un amant, tu y penses tout le temps ! Amours éternels, au masculin pluriel, tel est le titre de l’exposition monographique dédiée à l’artiste plasticienne Corine Borgnet qui s’ouvre à la galerie parisienne Valérie Delaunay, ce mercredi 19 décembre, alors que cinq de ses pièces récentes viennent d’être choisies par le Musée Dali, à Paris, pour un dialogue collectif à l’occasion d’une exposition célébrant le trentenaire de la mort du maître en janvier prochain.

Getting ready to enter history (autoportrait), Corine Borgnet, 2017.

A partir de références populaires et la construction d’objets symboliques mettant en œuvre la sculpture, le dessin, la vidéo, ou la photographie performée, Corine Borgnet bâtit depuis 15 ans une œuvre protéiforme dont les ressorts sont l’absurde et l’oxymore. Mais qu’elle modélise un blob en toile de Jouy affublé d’un pavé révolutionnaire, qu’elle façonne un enfant à tête de lys ou bien transpercé de flèches, ou qu’elle construise une tour de Babel à base de Post-it usagés récupérés à l’Onu, à l’Université Columbia ou dans les rues de New York peu après les attentats du 11-Septembre, c’est toujours notre condition humaine qui est en ligne de mire – des affres troublées de l’enfance aux stigmates de l’entreprise, ou bien empêtrée dans des contradictions bourgeoises. Partant le plus souvent du dessin, cette artiste iconoclaste, « sans foi ni particule » (1), emprunte bien souvent sa symbolique au monde du tatouage et travaille sur le motif traditionnel, populaire, comme le pied de poule, qu’elle déforme jusqu’à l’apparence du keffieh, emblème d’une résistance passée à la mode. Cependant, à la galerie Valérie Delaunay, ce sont surtout des vanités qu’elle expose, des objets de pouvoir et de séduction : une couronne, un diadème, une guêpière… « Tous ces signes d’apparat réalisés à partir d’os de volaille, mais aussi de taupe ou de chat, qui ne valent rien ! », dit-elle. On peut aussi y découvrir des Xvotos créés à partir de cire de cierges récupérés dans les églises de son île natale, Oléron, des grands dessins au graphite sur papier ou les vibrations profondes d’un cœur lourd. Pendant qu’elle préparait son solo show – tout juste rentrée de La piscine de Roubaix où elle présente un film (2), un paysage animé, une fiction rocambolesque réalisée pour l’exposition Tableaux fantômes –, nous avons rencontré l’artiste diplômée des Beaux-Arts de Poitiers dans son atelier à Montreuil. Corine Borgnet était en train de réunir des gouaches sur photographies pour une autre exposition collective en cours, Trouble d’identité, proposée par la commissaire Isabelle de Maison Rouge jusqu’au 10 janvier à la Voz’galerie à Boulogne-Billancourt. Avec nous, l’artiste s’est prêtée au Jeu de mots.

Art

Pince X ou la croix, Corine Borgnet, 2011.

« Je pense qu’on peut vivre sans art, c’est fondamental mais pas essentiel pour tout le monde. C’est comme l’opéra, il y a des gens qui vivent très bien sans l’opéra. Pour moi, l’art est une galère, il exige l’intégralité de ton fric et de ton temps. Et pourtant, l’art m’a sauvée : j’étais en seconde, lorsqu’un prof d’histoire géo nous a montré des peintures de Braque ; j’ai voulu faire pareil et puis, aux Etats-Unis, j’ai rencontré l’art de Robert Gober, et là je me suis dit qu’on pouvait faire autre chose que du Braque ! Pourtant, j’ai tout fait pour ne pas devenir artiste : j’ai été secrétaire, gestionnaire, maître d’œuvre, j’ai même essayé de vendre de l’immobilier ou de devenir “la parfaite mère au foyer”. Je pense vraiment que l’art est une prison, on y est assigné à résidence… L’art, c’est comme un amant, tu y penses tout le temps, trop. Je me sens au service de l’art et pas l’inverse. Et pourtant, à 55 ans, après avoir plus ou moins réglé mes problèmes existentiels, je commence à le voir autrement. Je crois vraiment à cette idée de la maturité de l’artiste à la cinquantaine. »

Absurde

« La plupart de mes œuvres le sont. Elles traduisent un concept, par une forme dont l’existence parait injustifiée : ce qui devrait être la définition de l’art, d’ailleurs. C’est une cisaille qui prend racine (Pince X, 2010), un mannequin dont le tailleur est à l’intérieur (Fashion Victim, 2016). C’est un gant de protection ou une chaussure réalisés en os, que l’on ne peut pas enfiler. Dans mon travail, je ne veux pas changer le monde, je ne dénonce pas, je constate et prends souvent le contre-pied des choses. »

Méthode

Urgent, tricot à partir d’un Post-it collecté dans un bureau, Corine Borgnet, 2010.

« Quand je crée, j’ai un spectateur en face ! Je n’ai pas envie qu’il perde son temps : je présente une œuvre achevée, encadrée aboutie. J’aime surtout faire des expositions, c’est l’idée de parcours qui m’intéresse, de faire passer une idée par un thème, créer une atmosphère, une fiction, comme on écrit un livre. Pour moi, l’œuvre c’est l’exposition, c’est pour cela que je fais des séries avec des œuvres qui se répondent : j’aime innover, mais j’aime aussi creuser mes idées, en mettant mes pièces en abîme. J’essaie aussi d’épurer, de faire simple, efficace, de proposer un art séduisant qui puisse happer le spectateur comme une fleur carnivore, ou bien le séduire par l’humour. Je fais en sorte qu’il s’arrête et je lui propose un moment d’oubli, de contemplation visuelle et cérébrale : je le mets face à un instant d’éternité. »

Eternité

14 secondes de rien une éternité de tout, Corine Borgnet, 2017.

« Seul Chuck Norris a pu compter jusqu’à l’infini deux fois ! Pour moi, c’est l’enfance : enfant, tu peux passer deux jours à fabriquer un avion en papier ou en bois et en quelques secondes, tu décides de prendre un élastique et tu l’éclates contre un mur. En 2017, j’ai réalisé un co-commissariat avec la critique Marie Deparis-Yafil au 116, le centre d’art contemporain de Montreuil. J’y montrais trois œuvres : un billboard sur lequel défilait 14 secondes de rien une éternité de tout, un Post-it géant tricoté à la main (Urgent) et une installation vidéo conçue en collaboration avec l’artiste Jessy Deshais. Mais parmi les œuvres d’une vingtaine d’artistes exposés, c’est celle d’On Kawara, I am still alive, qui m’a semblé la plus forte : c’est un compte Twitter alimenté par le désir posthume de l’artiste (décédé en 2014) et avec la complicité d’un confrère, Pall Thayer, sur lequel apparaît tous les jours “I am still alive !”, un message de l’au-delà que nous fait ainsi parvenir On Kawara. »

Amour

Amours éternels (série), Corine Borgnet, 2018.

« C’est le premier mot au masculin pluriel de mon exposition, qui se tient à la galerie Valérie Delaunay, auquel j’adjoins, par jeu ou par doute, l’éternité ! Car, Amours éternels, c’est aussi le titre d’une série de réalisations précieuses, d’objets de pouvoir, d’apparat et de séduction, érigés à partir d’ossements de volaille assemblés avec autant de soin que d’arrogance pour prendre la forme d’une couronne, d’une jarretière ou d’un escarpin dont la Vanity shoe, réalisée en 2017, fut la première exécution. Au féminin pluriel, Amours éternelles désigne une vidéo (3) que je viens tout juste de terminer, celle d’un cœur gros, entouré d’un fil barbelé tournant sur lui-même, vibrant au son du télescope spatial Kepler, dont la mission a pris fin le 30 octobre 2018. Je l’avais d’abord dessiné sur papier (150 cm x 200 cm) et exposé à l’atelier des vertus à Paris, lors d’une précédente exposition monographique, No mans’ land, en février 2018. Pour le salon DDessin, j’en ai présenté une version intermédiaire, Holoheart, animée avec le concours de Suzon Héron (4). Et puis j’ai recommencé : je l’ai modelé en terre, puis filmé, j’ai dessiné le barbelé à la main, je l’ai détouré, j’ai ajouté un son de synthétiseur, qui couvre les vibrations profondes de la sonde… Le voilà abouti. L’amour, c’est beaucoup de travail ! »

Croyance

« J’aime bien écouter France Culture quand je travaille à l’atelier. L’autre jour, j’écoutais Michel Onfray dans l’émission Brève encyclopédie du monde. Il y pointait la contradiction des religions. « C’est à partir du moment où l’église a consenti au libre arbitre qu’elle a commencé l’Inquisition », expliquait-il. Jusqu’au jour de ma communion, j’étais très croyante et puis, quand je suis sortie de la cérémonie, c’était fini, c’était comme un conte de fée qui s’est arrêté. J’ai réalisé alors que la croyance était une bouée crevée, autant apprendre à nager que de compter sur ce moyen de sauvetage ! »

De gauche à droite : Bourgeoisie et Fashion victim, Corine Borgnet, 2017.

Fragilité

« Notre fragilité, je l’ai comprise très tôt car beaucoup de gens proches, jeunes et vieux, sont morts autour de moi lorsque j’avais entre 14 et 18 ans. Cela m’a réveillée ! C’est notre condition humaine : face à l’immensité de l’univers, l’humain ne vaut pas plus qu’un Post-it, d’où mon intérêt pour les vanités et pour les matériaux très fragiles auxquels j’aime donner une pérennité par leur transformation dans une œuvre. Alors que nous croyons nous entourer de protections avec la religion, la richesse et l’amour, la vie est sans filet ! »

Peau

Porte-Peau, Corine Borgnet, 2007.

« Sauver sa peau ! C’est l’histoire du Porte-Peau, une de mes pièces fétiches abîmée lors d’un transport. Il fallait que je la détruise complètement pour en être remboursée par la compagnie d’assurance. J’ai donc organisé une soirée performance, Mort d’une chronique annoncée, invitant le public, des amis, des galeristes et des collectionneurs à un massacre collectif. En bonne maîtresse de cérémonie, j’en ai fait une vidéo, AXXA (5), que j’ai envoyée à l’assureur. De cette histoire, j’ai écrit un livret de 90 pages, accompagné de témoignages et préfacé par la commissaire Marie Deparis-Yafil, intitulé L’Extraordinaire Histoire d’un Porte-Peau, disponible aux éditions Smac. »

Résilience

Tour de Babel, Corine Borgnet, 2002.

« C’est mon optimisme récurrent ! Pour moi, tout est matière, même mes emmerdes ! Mais il faut récurer ! J’aime l’utilisation de matériaux peu nobles, comme les Post-it, la résine, ou les os de volaille, et cette idée de donner aux objets, comme à tous, une seconde chance. C’est ce que je veux dire avec Tomorrow never die, une petite œuvre écrite en os. Lorsque nous habitions à New York, en 2002, juste après l’écroulement des deux tours, nous avions tout perdu. Il fallait bien que j’en fasse une œuvre, que j’ai appelée The Cure (6), une heure de thérapie “babelienne”, dans le sillon d’un travail d’“office art” que je poursuivais depuis quelques années sur l’univers de l’entreprise. J’ai donc consulté en anglais et par téléphone une psychiatre iranienne basée à Stockholm et j’ai fait retranscrire la conversation en sténo, que j’ai exposée de façon cryptée sur des Post-it : un par seconde, soit 3 600 Post-it pour une heure de consultation. The Cure fut montrée en même temps que la Tour de Babel réalisée à partir de Post-it récupérés dans des corbeilles à papier, lors de ma première exposition personnelle, Messages, organisée avec l’Alliance française à l’Université Columbia, à New York en 2002. »

Liberté

« Je ne me suis jamais sentie libre : l’art, c’est ma croix et c’est aussi ma cure. Assignée à résidence, dans mon atelier, je suis comme le funambule, constamment à la recherche de l’équilibre dans une œuvre. Libre en l’air, dans l’atelier, je m’autorise toutes les libertés : celles de me planter, de me contredire, de n’avoir pas de sens ou de trop vouloir en mettre ; de ne pas avoir de style et de changer d’idée, mais je ne suis pas libre de ne pas faire de l’art ! »

Amours éternels, Corine Borgnet, 2018.

(1) Sans foi ni particule est le titre d’une monographie de Corine Borgnet, parue en 2017, préfacée par Isabelle de Maison Rouge, qui fut aussi la commissaire d’une exposition monographique portant le même titre à la galerie de la Voûte, à Paris.
(2) Complètement Barré, d’après la description du tableau de JB Barré, Paysages et animaux, est une vidéo conçue et réalisée par Corine Borgnet, animation Suzon Héron.
(3) Extrait vidéo d’Amours éternelles, conception et design Corine Borgnet, effets visuels Suzon Héron et Neil Ruffier-Meray (copyright Corine Borgnet) sur Vimeo.
(4) Lire aussi « Dessins animés et fantasmagories contemporaines ».
(5) AXXA ou la destruction d’une œuvre totale sur Vimeo.
(6) The Cure et Le Duel à la galerie Talmart à Paris sur Vimeo.

Contacts

Amours Eternels, solo show, du 19 décembre au 29 janvier à la galerie Valérie Delaunay, à Paris.
Tableaux fantômes, exposition collective, jusqu’au 20 janvier à La Piscine – Musée d’art et d’industrie André Diligent, à Roubaix.
Trouble d’identité, exposition collective, jusqu’au 10 janvier à la Voz’galerie, à Boulogne-Billancourt.
Le site de Corine Borgnet : www.corineborgnet.com.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vanity shoes, La Salomé, 2018 © Corine Borgnet – Getting ready to enter history © Corine Borgnet – Pince X ou la croix © Corine Borgnet, ADAGP – Urgent © Corine Borgnet – 14 secondes de rien une éternité de tout © Corine Borgnet – Amours éternels © Corine Borgnet, photo AfA Production – Bourgeoisie et Fashion victim © Corine Borgnet, photos AfA Production, ADAGP – Porte-Peau © Corine Borgnet – Tour de Babel © Corine Borgnet – Amours éternels © Corine Borgnet, photo AfA Production

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