Emilie Sévère et Michel Soudée à la croisée des chemins intimes

Elle est née en 1986 à Morlaix, en Bretagne, lui en 1980 à Paris. Tous deux diplômés, à quelques années d’intervalle, de l’Ecole nationale des beaux-arts de la capitale, ils se sont rencontrés à la fin des années 2000. Depuis, Emilie Sévère et Michel Soudée partagent un double atelier au 6b à Saint-Denis. Désignés Coup de cœur de la septième édition du salon DDESSINPARIS par sa fondatrice et directrice Eve de Medeiros, ils y présentent une série de huit dessins réalisés tout récemment à quatre mains. S’ils ont régulièrement été amenés à exposer ensemble, et plus particulièrement dans le cadre du collectif Inconnaissance qu’ils ont initié en 2013, c’est la première fois que le couple d’artistes se lance dans une œuvre commune. Ils reviennent avec nous sur leur parcours et cette expérience singulière d’hybridation.

ArtsHebdoMédias. – Quand avez-vous su que la voie de l’art serait la vôtre ?

Emilie Sévère. – A 18 ans, je voulais me lancer dans une carrière de biologiste marine. C’est alors que j’ai rencontré une femme extraordinaire qui m’a ouvert les yeux. Elle m’a fait entrer dans son atelier, m’a fait découvrir l’art et la peinture à l’huile. Elle fut pour moi une véritable initiatrice. Alors, cela m’a paru évident. Ce fut pour moi une libération, il y avait une liberté dans la peinture que je ne trouvais pas dans la parole.
Michel Soudée. – Pour ma part, j’ai toujours dessiné. La philosophie et l’histoire m’ont passionné en Terminale, mais quand la question de l’orientation s’est posée à la fin du lycée, il y avait une évidence à essayer d’entrer aux Beaux-Arts. J’ai suivi pour cela les cours d’une classe préparatoire publique à Glacière, et parallèlement un cursus universitaire en archéologie.

Michel Soudée et Emilie Sévère.

Quel(s) souvenir(s) gardez-vous de votre passage aux Beaux-Arts ?

E. S. – J’ai particulièrement apprécié à Paris le cours de technicité de la peinture, c’est durant ces années parisiennes que j’ai commencé à trouver mon propre langage pictural. Auparavant, j’étais passée par les écoles des Beaux-Arts de Brest, puis de Rennes. Cela m’a permis d’arriver aux Beaux-Arts de Paris avec déjà en tête une direction, une impulsion.
M. S. – Pour moi, le passage par les Beaux-Arts fut une grande errance. J’avais du mal à rentrer dans le carcan. Sans doute était-ce aussi à un moment où je n’avais pas envie de faire semblant, de me glisser dans un moule théorique dans lequel je ne me reconnaissais pas. Avec du recul, cela a quand même constitué une expérience, et un passage important ponctué de rencontres.

Vous avez un rapport particulier à la Chine. D’où vient-il ?

E. S. – Ça fait longtemps que je suis inspirée par la Chine, par sa culture, sa manière de penser la peinture et le paysage. Nous y sommes allés trois fois ensemble (dans le cadre d’un échange et de deux résidences) ; j’y suis retournée une quatrième fois seule, invitée par la Fondation Mounia à Shenzhen pendant trois mois. J’ai beaucoup travaillé là-bas, le rythme était assez effréné, mais les conditions étaient parfaites : un immense atelier, des assistants… J’ai fait beaucoup de rencontres très intéressantes, également.
M. S. – La peinture chinoise ancienne me fascine, et cela date de bien avant mon premier séjour en Chine. J’ai également pratiqué le Kung-fu quand j’étais plus jeune. Ça a dû influencer quelque chose au niveau du geste. Mais ce qui m’a marqué dans la Chine contemporaine, outre le décalage avec ce passé d’avant la Révolution culturelle, qu’on ne rencontre pas au premier abord mais qui reste certainement sous-jacent, c’est le très fort dynamisme ambiant. Nous avons eu de beaux échanges avec des artistes, des commissaires, des mécènes.

Quelle est la place du dessin dans votre pratique ?

M. S. – J’ai déjà fait de la peinture, un peu de vidéo et de stop motion, mais le dessin est ma pratique principale. Je l’ai expérimenté sous forme d’installations ou d’interventions in situ ; j’ai recouvert par exemple le sol de la chapelle des Beaux-Arts. Ces dernières années, je me suis concentré sur le dessin sur papier.
E. S. – J’ai des périodes peinture et d’autres dessin. Ça n’est pas du tout la même façon de voir. En peinture, je vais complètement m’abandonner dans la matière, alors que dans le dessin, je m’accroche vraiment à la structure. C’est plus intime également. Mon dessin est le fruit de recherches à l’atelier, je l’ai rarement exposé.

Mue 25, Emilie Sévère et Michel Soudée, 2019. Fusain et mine de plomb sur papier.

De quoi se nourrit votre imaginaire ?

E. S. – Pour ma part, c’est un imaginaire assez relié à la forêt et à la nature. Les notions de topos, de milieu sont au cœur de ma peinture. Dans l’atelier, nous avons toute une collection d’objets aux structures complexes, ramassés ici et là, des racines, des coquilles, des pierres, etc. Ce qui est intéressant avec le dessin, ce sont les raccourcis que l’on prend à travers lui pour parvenir à englober une complexité que l’on n’appréhende pas dans son entièreté. Et dont la nature fait écho à celle qui nous anime.
M. S. – Une complexité également liée à l’architecture du vivant. Laquelle nous fascine plus particulièrement lorsqu’elle devient fractale, exponentielle, chaotique. La morphologie a beaucoup compté pour moi lors de mes années d’études. Je me souviens d’une professeure géniale de taille de pierre à Glacière, qui enseignait la morphogenèse, c’est-à-dire regarder comment les formes apparaissent, sont façonnées par des flux, notamment dans le vivant. Cela comporte à la fois des logiques physiques et dynamiques qui m’ont toujours passionné. Par ailleurs, ce qui nourrit l’imaginaire peut aussi n’avoir aucun lien direct avec ce qui ressort sur le papier ou la toile ; je parle principalement de nos lectures, de chants ou de films comme Onibaba, Le Miroir ou les films de Piavoli, tout cela constituant une source d’inspiration essentielle.

Comment est né le projet présenté cette année sur DDESSINPARIS ?

E. S. – Cela faisait un moment que l’on avait envie de faire des dessins ou un tableau à deux. L’invitation d’Eve de Medeiros, très enthousiaste lors de nos discussions à l’atelier, en a été le déclencheur. Nous avons travaillé ensemble durant sept semaines, en partant de plusieurs esquisses de Mues de Michel.
M. S. – Le délai étant assez court, il nous fallait un point de départ. Il s’agissait de dessins à grands traits de fusain, pas du tout travaillés, sur un format de 1 m sur 70 cm. C’est un peu comme une greffe : il fallait voir si elle allait prendre ou pas. On n’avait pas du tout envie de faire quelque chose qui soit artificiel.

Et la greffe a-t-elle pris ?

M. S. – Absolument. Même si la base n’étant pas neutre, ça a peut-être été plus compliqué pour Emilie. D’autant qu’elle a l’habitude de partir davantage d’un fond brumeux plutôt que de lignes. Suivre des lignes, c’est un peu étranger à sa manière à la fois de peindre et de dessiner. Elle s’appuie plus sur la texture, la « peau de l’image », sa profondeur.
E. S. – C’est vrai que j’ai toujours voulu dépasser la ligne, aller au-delà du format… Je me souviens que l’une de mes premières expériences de peinture fut de peindre la robe jaune de ma maîtresse en maternelle, parce que je préférais le jaune au blanc du papier ! Pour revenir à cette expérience collaborative, il a pu en effet y avoir une petite frustration à devoir entrer dans un dessin ayant déjà une forme établie. D’autant que dans ma peinture, j’aborde les toiles dans leur étendue et l’image arrive par recouvrements successifs ; en dessin, on peut jouer sur une ou deux couches, maximum, le papier sature vite. Mais à un moment donné, il y a eu un retournement, ça s’est révélé être bénéfique pour moi : je me suis accaparée des outils que je n’avais pas l’habitude d’utiliser, comme le fusain, et j’ai eu des velléités inédites, tel le fait de recouvrir de crayon le lavis apposé par Michel. Il y avait une rencontre conflictuelle et amoureuse entre le lavis du pinceau et le déchiquètement du crayon.

Mue 28, Emilie Sévère et Michel Soudée, 2019. Fusain et mine de plomb sur papier.

Comment avez-vous procédé au jour le jour ?

M. S. – Nous travaillions sur plusieurs dessins à la fois, mais jamais en même temps. Sous forme d’allers-retours, comme dans une conversation. A l’arrivée, s’ils font tous partis de la même série, chaque dessin a sa singularité. On n’est pas dans le systématisme.
E. S. – C’est le travail à deux qui a limité cette possibilité de systématisme. Le fait d’entrer en présence de quelque chose en dehors de nous, de composer avec. Accepter aussi de ne pas tout maîtriser. Nous avons beaucoup laissé intervenir le hasard également, par le biais des lavis notamment, la matière eau dessinant sa propre vie.
M. S. – Au départ, Emilie a surtout travaillé avec le crayon, et moi, en dehors du premier tracé qui avait été fait au fusain, avec des techniques à l’eau et au pinceau. Au fil du temps, cette « territorialité » des outils s’est estompée : Emilie a utilisé du fusain ; de mon côté, il y a eu des moments où j’avais envie d’attraper un crayon. Les langages se sont entremêlés.

Dans quel état d’esprit abordiez-vous chacune de vos interventions ? Y avait-il discussion préalable ?

M. S. – Ça a été un ajustement à faire entre nous au début, parce qu’Emilie ne voulait absolument pas qu’on discute de ce qu’on allait faire ! Quand une forme est en train d’advenir, il n’est pas forcément possible de la formuler avec des mots. Cependant, j’apprécie des moments de pause pendant lesquels j’observe l’œuvre, je la laisse me suggérer ce qui pourrait arriver.
E. S. – Je n’aime pas discuter au moment de la création. C’est instinctif. Je pose le crayon sur la feuille et je ne sais pas du tout ce qui va arriver.
M. S. – Du coup, le dialogue se faisait par l’action, directement par le dessin, et par l’écoute, toujours attentifs à ce que pouvait faire l’autre. Cela favorisait un terrain propice à la création, un mélange à la fois de respect de ce qui apparaît, tout en étant capable de le remettre en question, pour entrer dans une zone de prise de risque.
E. S. – Le fait d’entrer dans le dessin de l’autre est quelque chose d’assez intime. C’était une intrusion dans le dessin de l’être aimé.

A quel moment décidiez-vous qu’il ne fallait plus rien ajouter ?

E. S. – C’est toujours un moment délicat à discerner. Cependant, lorsqu’on est attentif, il y a une sorte d’évidence, il y a un moment où le dessin devient vivant dans sa matière.
M. S. – C’est toujours une question ouverte. L’un comme l’autre, nous ménageons souvent des parties non finies dans le dessin. Il y a une vitalité dans les zones qui sont plus « brutes », surtout lorsqu’elles cohabitent avec d’autres plus fouillées, qui foisonnent de détails.

Mue 27, Emilie Sévère et Michel Soudée, 2019. Fusain, pierre noire et mine de plomb sur papier.

Qu’est-ce qui fait la particularité de cette série, outre sa réalisation à quatre mains ?

M. S. – Elle est notamment marquée par les échelles multiples qui se télescopent, allant du microcosme au macro. C’est valable également pour la temporalité. Certaines parties dessinées très rapidement, comme le premier dessin au trait, cohabitent avec d’autres réalisées dans un temps très dilaté. Par ailleurs, une caractéristique de la série, depuis le début, est que le regardeur ne sait pas très bien s’il est face à un paysage, un objet ou un corps.
E. S. – C’était intéressant, en effet, ces changements d’échelles quand on se repassait les dessins. Toi, par exemple, tu voyais une forme plutôt viscérale au moment de tes premiers jets au fusain, tandis que moi, j’entrais davantage dans un paysage. Tout ceci a été favorisé par l’entremêlement de nos deux façons de travailler.

Que retenez-vous de cette expérience ?

M. S. – Chacun a son langage propre, et en temps normal on peut reconnaître l’un ou l’autre, mais là nous sommes parvenus à un tissage, à un point où les choses se confondent. Même pour nous, il est difficile de définir, sur certaines parties, qui a fait quoi. C’est en cela que la greffe a pris, me semble-t-il.
E. S. – C’était une belle expérience, qui nous a ouvert un monde de possibles pour le futur. Il y aura peut-être de nouvelles collaborations entre nous – je pourrais éventuellement, dans une prochaine série, faire entrer Michel dans ma peinture – ou des occasions de travailler à l’élaboration d’un langage commun avec d’autres artistes. Nous avions déjà évoqué cette piste pour faire l’objet d’une prochaine exposition avec le collectif Inconnaissance.
M. S. – C’est une idée qui avait déjà été développée à la suite de l’exposition […] au 6b avec Inconnaissance. Face à l’exacerbation actuelle de l’ego artistique, il s’agirait aussi de faire revenir l’œuvre un peu avant l’artiste.

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Contacts

DDESSINPARIS {19} se tient jusqu’au dimanche 31 mars à l’Atelier Richelieu à Paris. Plus d’informations sur DDessinparis.fr.
Les sites des artistes : Michelsoudee.wordpress.com et Emiliesevere.wordpress.com

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de la série des Mues présentée sur DDESSIN {19} © Emilie Sévère et Michel Soudée – Portraits d’Emilie Sévère et de Michel Soudée © Photo Julien Grignon – Les trois photos des Mues sont créditées © Emilie Sévère et Michel Soudée

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