Documenta 14 ou le nécessaire (dés)apprentissage

Rebecca Belmore

Fondée en 1955 à Cassel, en Allemagne, à l’initiative de l’architecte, peintre et designer Arnold Bode (1900-1977) afin de raviver les liens entre le public allemand et l’art moderne, décrété « dégénéré » et censuré de longues années par les Nazis, Documenta est devenue, au fil de ses éditions quinquennales, un rendez-vous incontournable de la scène internationale de l’art contemporain. Lieu d’engagement sociopolitique et d’expérimentation en termes de format d’exposition comme de réflexion théorique et conceptuelle, la manifestation voit chacune de ses éditions confiée à une nouvelle équipe de commissaires et curateurs. C’est au Polonais Adam Szymczyk qu’a ainsi été offerte, dès 2013, la direction artistique de Documenta 14, dont il a choisi de faire un projet bicéphale. Une première. Alors que l’événement va être lancé, ce samedi 10 juin, dans son berceau historique du centre de l’Allemagne, elle bat en effet son plein, depuis bientôt deux mois et jusqu’à mi-juillet, à Athènes. Une quarantaine de lieux accueillent les travaux de près de 200 artistes réunis sous le thème « Learning from Athens » (« Apprendre d’Athènes »), inspiré de l’histoire de la cité comme de sa situation géographique, économique, et donc politique, particulière au sein de l’Europe, comme a pu en témoigner l’actualité des dernières années. Au cœur du propos, adressé depuis des points de vue volontairement décalés vers le Sud : la période de crise, qu’elle soit d’ordre économique, migratoire ou identitaire, qui n’en finit pas de secouer les démocraties du continent et rend plus que jamais nécessaire le (savoir) vivre ensemble.

« Essayez de voir cette exposition athénienne comme une géographie, suggérait Adam Szymczyk en avril dernier, ne vous précipitez pas vers les seules grandes institutions (1), mais baladez-vous plutôt par quartier. » Un conseil à suivre, muni de bonnes chaussures et d’une carte des transports, qui vous fera tour à tour arpenter de larges avenues bruyantes, et encombrées par la circulation, emprunter de petites rues calmes bordées d’orangers, déambuler sur les places publiques, parcourir les parcs ombragés ou les abords des ruines antiques disséminées à travers la ville. Un parcours digne d’un marathon qu’il serait vain de tenter de détailler de manière exhaustive, mais dont voici quelques morceaux choisis.

Banu Cennetoglu
Gurbet’s Diary, Banu Cennetoğlu, 2016-2017.

Direction tout d’abord un lieu insolite, à l’ambiance feutrée et studieuse, qu’est la Gennadius Library, bibliothèque gérée par l’Ecole américaine d’études classiques d’Athènes et mondialement connue pour son fonds dédié à l’histoire, la littérature et l’art grec depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. Learning from Timbuktu (Apprendre de Tombouctou) est le projet photographique et d’installation déployé sur les cimaises lambrissées de bois sombre et sous de discrètes vitrines en verre par Seydou Camara, Abdoulaye Ndaye, Mamary Diallo, Boubacar Sadeck Nagim et Abdou Ouologuem, réunis sous la houlette d’Igo Diarra, créateur à Bamako, au Mali, de l’espace culturel La Medina. Il y est question de calligraphie et de manuscrits, du pouvoir des mots et du devoir de résistance, celle, notamment, orchestrée par des artistes et des bibliophiles de Tombouctou pendant que la ville était sous le joug islamiste, entre 2012 et 2013. Comme en écho aux incendies alors perpétrés, entre autres, contre deux bibliothèques, un écran posé sur une table de travail diffuse une vidéo signée de l’Ecossais Ross Birrell (A beautiful living thing, 2015) et ayant pour cadre les murs calcinés de la bibliothèque de la Glasgow School of Art, accidentellement détruite par le feu en 2014. Dans le jardin, quelque 145 « livres » en pierre de différentes tailles sont soigneusement alignés sur une étagère de métal. Gurbet’s Diary (Le journal de Gurbet, 2016-2017) est une installation conçue par l’artiste turque Banu Cennetoğlu à partir de pierres lithographiques en calcaire, vieilles de plus de cent ans et récupérées dans une imprimerie allemande. Chacune arbore sur l’une de ses faces le texte, reproduit en grec, d’une des pages d’un journal intime tenu par une journaliste d’origine kurde – Gurbetelli Ersöz est née en 1970 à Ankara –, engagée, après avoir été arrêtée et torturée, dans la guérilla antiturque entre le 27 juillet 1995 et le 8 octobre 1997, date de sa mort au combat. I engraved my heart into the mountains (J’ai gravé mon nom sur les montagnes) est le titre qu’avait donné la jeune femme à ses écrits publiés initialement en Allemagne, en 1998, puis en Turquie, en 2014, avant d’y être interdits.

The Round-Up Project: Kokkinia (détail), Mary Zygouri, 2016-2017.

Les conflits passés et présents qui rythment tristement notre monde apparaissent en filigrane, quand ils n’en sont pas le sujet, dans de nombreux autres projets. La plasticienne et performeuse grecque Mary Zygouri ravive par exemple le souvenir d’un drame survenu le 17 août 1944 à Kokkinia, dans la banlieue ouest d’Athènes (aujourd’hui appelée Nikaia) libérée comme le reste du continent dès le mois d’octobre suivant. Ce jour-là, le quartier, soupçonné d’abriter de nombreux soutiens à la résistance grecque, fut encerclé par les troupes allemandes ; tous les hommes âgés de 14 à 60 ans furent arrêtés, plus de 70 d’entre eux exécutés, des centaines d’autres envoyés en camps de concentration. C’est sur le lieu du massacre, une ancienne usine de tapis devenue à la fois musée et mémorial, que l’artiste a souhaité présenter son projet (The Round-up Project / Le projet du rassemblement), préparé depuis octobre 2016, dans un atelier installé à quelques pas, en étroite collaboration avec les habitants du quartier : depuis des collégiens et lycéens, « enrôlés » dans le cadre de liens noués avec la mairie et les écoles, jusqu’à quelques vieux habitués du café voisin, passés un jour par curiosité et revenus quotidiennement donner un coup de main. « Tout est basé sur la participation de la communauté, insiste Mary Zygouri. Il s’agit pour moi de parler autrement d’événements historiques et de permettre à la population de se réapproprier son passé. » Le dimanche 9 avril, au coucher du soleil, une performance conduite par l’artiste avec une quinzaine d’adolescents est venue conclure ces mois de travail, de recherches et d’échanges. Le film tourné à cette occasion est diffusé en boucle sur grand écran dans le musée, au côté d’une installation rassemblant, notamment, les portraits des victimes de 1944.

L’invitation au dialogue et interactivité

Rasheed Araeen
Shamiyaana – Food for Thought: Thought for Change, Rasheed Araeen, 2016-2017.

Ecoute, partage et interactivité avec les Athéniens sont également le moteur des projets développés respectivement par l’Américain Rick Lowe et le Pakistanais Rasheed Araeen. Le premier a pris ses quartiers, plusieurs mois avant l’inauguration de Documenta 14, dans une boutique désaffectée située à quelques pas de la place Victoria, l’un des points de ralliement et de campement de fortune, depuis l’été 2015 et jusqu’à son évacuation en mars 2016, de centaines de migrants venus d’Afrique et de Syrie, faisant halte dans la capitale grecque avant de tenter de rejoindre un autre pays européen. Rick Lowe a pour ambition de « bâtir » une sculpture sociale (Victoria Square Project), en référence au concept inventé par Joseph Beuys, en créant des connexions entre différents acteurs locaux, tels des artistes, des commerçants, des agents municipaux ou encore des membres d’associations d’aide aux réfugiés, leur proposant d’intervenir dans sa « boutique » et diffusant leurs témoignages via une publication papier quotidienne. « Le lien social est au cœur de ma recherche personnelle, précise-t-il. Ici, chaque participant nous aide à mieux comprendre la dynamique culturelle, historique et politique qui anime le quartier. » A une dizaine de minutes à pied vers le Sud se dresse l’Hôtel de ville d’Athènes. Une large structure en toile multicolore lui fait face, au centre de la place Kotzia. Montée sur une plateforme en bois, elle abrite des tables, des chaises et, en son cœur, une cuisine. Plus de 120 repas y sont servis gratuitement chaque jour, lors de deux services programmés à 13 h et 15 h. Ouvertes à tout un chacun, les réservations sont à effectuer auprès d’une petite guérite attenante, selon la règle du « premier arrivé, premier servi » ! Shamiyaana (2) – Food for Thought: Thought for Change (Shamiyaana – De la nourriture pour l’esprit : une pensée pour le changement) est un geste d’hospitalité imaginé par Rasheed Araeen, en collaboration avec l’ONG Earth, qui n’a d’autre ambition que de favoriser la rencontre et le dialogue autour de l’action à la fois simple et essentielle de partager un repas.

Collective Exhibition for a Single Body (détail).

C’est à un dialogue plus conceptuel auquel le Français Pierre Bal-Blanc, l’un des six principaux membres formant l’équipe d’Adam Szymczyk, invite à participer au sein du Musée archéologique du Pirée, installé en retrait du port. La collection du lieu compte quelques pièces très rares, dont la Pierre de Salamine. Découverte dans un mur – elle y avait été recyclée – d’une chapelle bâtie sur l’île du même nom, située au large du Pirée, celle-ci comporte des représentations d’un coude, d’une main, d’un bras et d’un pied. « Cette pierre était utilisée dans l’Antiquité comme table de conversion par les artisans qui venaient des quatre coins de la Méditerranée, rappelle Pierre Bal-Blanc. C’est un des éléments qui a permis de comprendre la manière, longtemps restée incompréhensible du fait de sa logique organique, dont les temples, notamment le Parthénon, avaient été construits. » C’est d’un travail mené sur ces problématiques de mesures intrinsèquement liées au corps et à ses proportions, en tant qu’échelle de construction, qu’est née la proposition Collective Exhibition for a Single Body (Exposition collective pour un corps individuel). « Ce qui m’intéressait, c’était de radicaliser mon projet en n’ayant recours qu’à un seul corps, celui d’un danseur, pour en faire le réceptacle d’une exposition collective de performance. J’ai invité des artistes de Documenta à contribuer en imaginant chacun un geste qui puisse être activé par ce danseur. Quinze propositions ont ainsi été rassemblées, un peu comme dans une partition – de manière générale, nous avons d’ailleurs été beaucoup influencés par le mode de composition musicale pour construire Documenta 14 – dont l’interprétation serait très libre. » Une partition que trois danseurs, issus du Duncan Dance Research Center d’Athènes, s’approprient et exécutent simultanément, du vendredi au dimanche de 12 h à 14 h30, dans les différents espaces du musée.

D’un Parthénon l’autre

Vivian Suter
Nisyros, Vivian Suter, 2016.

Quittons à présent le brouhaha de la ville pour grimper vers les chemins arborés du Mont Filopappou, qui s’élève non loin de l’Acropole. Tout près de l’église Agios Dimitrios Loubardiaris, suspendues sous un auvent de paille, de larges toiles abstraites oscillent doucement dans la brise. La peintre argentine Vivian Suter les a réalisées selon une technique qui lui est propre : à même le sol, invitant la terre, la roche et autres éléments naturels à se mêler aux pigments de sa palette de couleurs. « Je travaille toujours ainsi, en pleine nature. J’ai grandi dans une famille qui adorait partir en camping et cela a sans doute participé à la relation très forte que j’entretiens avec elle, explique la sexagénaire dans un sourire. La série présentée ici est le fruit d’un temps de résidence passé sur l’île de Nisyros (3). » C’est une idée du « camping » bien éloignée de celle-ci à laquelle fait allusion la Canadienne Rebecca Belmore, un peu plus haut sur le sentier menant au sommet du mont Filopappou. Biinjiya’iing Onji (De l’intérieur, 2017) est une tente igloo entièrement taillée à la main dans du marbre. Une façon d’évoquer la situation des réfugiés, soumis à une forme d’état d’urgence perpétuel, mais aussi ses origines indiennes : « La forme ronde de la tente évoque également les wigwams – habitations typiques des indiens semi-nomades d’Amérique du Nord – qui font partie de mon histoire personnelle. » A l’arrière-plan de l’œuvre de Rebecca Belmore, le Parthénon se dresse majestueusement au-dessus d’Athènes. La vue est sublime ; l’image, qui transcende les époques comme les cultures et les problématiques, est puissante. Elle trouve son écho à Cassel, à deux pas de l’historique Fridericanium – le lieu accueille Documenta depuis 1955 –, où Marta Minujín a reproduit le célèbre temple grandeur nature en remplaçant les pierres des colonnes par des livres. Quelque 100 000 ouvrages qui ont en commun d’être, ou d’avoir été, interdits. Le projet est une réactivation d’une pièce, Le Parthénon des Livres, présentée par l’artiste argentine à Buenos Aires en 1983, année où pris fin la dictature militaire.

« Tout au long de ces trois années de préparatifs, nous avons tissé des liens, entre Athènes et Cassel, basés sur la curiosité et l’expérimentation », glissait Adam Szymczyk lors de l’ouverture de Documenta 14, insistant sur la nécessité d’accepter de « désapprendre », ou en tout cas de s’affranchir de toute forme de certitudes et d’idées préconçues, pour mieux élargir son ouverture à l’autre et sa lecture du monde. « Je sais que je ne sais rien », enseignait Socrate en son temps. Une maxime que les artistes de Documenta n’ont de cesse de nous rappeler, tout en ayant à cœur de nous offrir une multitude de pistes de réflexion.

(1) Parmi les institutions incontournables, citons le Musée national d’art contemporain (EMST), où une vaste exposition se déploie sur quatre étages, le Conservatoire, où nombre de très belles propositions ont trait à la performance et au son, l’Ecole des beaux-arts ou encore le Musée Benaki.
(2) Shamiyaana signifie pavillon en Ourdou ; en Inde comme au Pakistan, il désigne les tentes utilisées pour abriter des festivités en plein air ou des mariages.
(3) Nisyros est une petite île volcanique située dans le sud de la mer Egée.

Activisme culturel

Des interviews d’intervenants invités dans le cadre du Parliament of Bodies sont diffusées au Centre d’art municipal d’Athènes.

Outre tout un programme radiophonique et télévisuel diffusé sur les station et chaîne publiques, la quatorzième édition de Documenta comprend une série d’initiatives entreprises dans l’espace public dès septembre 2016 et rassemblées sous l’intitulé The Parliament of Bodies (Le Parlement des Corps). Elles sont le fruit d’échanges entre des artistes, des militants, des théoriciens, mais aussi des habitants d’Athènes – et de Cassel – éloignés du monde de l’art ou encore des migrants, réunis ponctuellement pour expérimenter ensemble une transformation radicale de la notion de sphère publique. « Nous nous sommes installés en Grèce dans un contexte particulièrement tendu », rappelle Paul B. Preciado, coordinateur de ce projet atypique. Celui du non des Grecs au référendum du 5 juillet 2015 qui portait sur l’acceptation des mesures d’austérité conditionnant une aide de l’Europe au pays en crise. Pendant plusieurs jours, la place Syngtagma, qui s’étend devant le parlement, n’a pas désempli des manifestants mêlés aux nombreux migrants qui y campaient. « Cet épisode d’effervescence et de résistance populaires a largement inspiré le Parlement des Corps, lieu d’activisme culturel s’établissant au-delà des genres, des classes, de la politique et des religions. »

Contact

A Athènes, Documenta 14 dure exactement 100 jours et court jusqu’au 16 juillet. A Cassel, la manifestation se tient sur 100 jours également, du 10 juin au 17 septembre.

Crédits photos

Image d’ouverture : Biinjiya’iing Onji (De l’intérieur), 2017 © Rebecca Belmore – Gurbet’s Diary © Banu Cennetoğlu – The Round-Up Project: Kokkinia © Mary Zygouri – Shamiyaana – Food for Thought: Thought for Change © Rasheed Araeen – Nisyros © Vivian Suter – Photos S. Deman

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