Bérénice Serra, l’infiltrée

Tous à vos ordinateurs, Résidence est en ligne ! Ce projet collaboratif porté par Bérénice Serra est une véritable résidence artistique « sauvage » à laquelle sont associés Marion Balac, Mathieu Tremblin, Raphaël Fabre, Julien Toulze et Arzhel Prioul. Tous ont accepté de concevoir des pièces spécifiquement pour une diffusion à travers Google Street View. Ainsi saisie et investie, l’application devient alors un nouvel espace où s’exprimer. Détournée de ses objectifs initiaux, elle est aussi un outil de monstration rudement efficace quand on sait que chacune de ses images peut être vue jusqu’à 50 000 fois par mois. Rencontre avec une jeune artiste qui n’a pas peur des GAFA et incite chacun à reprendre son image en main.

Bérénice Serra.

L’espace est son sujet. Qu’il soit individuel ou collectif, privé ou public, réel ou virtuel. Sa définition, sa compréhension, sa transformation sont au cœur de l’œuvre de cette artiste qui très tôt l’appréhenda avec l’art de la rigueur et de la grâce : la danse. Née en 1990 à Saint-Etienne, Bérénice Serra se souvient de ce choix comme celui d’une petite fille comme les autres. Pas tout à fait. Des salles d’entraînement du conservatoire de danse aux lieux associatifs qu’elle fréquente, l’espace s’impose à elle sous la modalité du partage, de l’expérience collective. A 18 ans, après plusieurs missions auprès d’associations humanitaires, la jeune fille décide de tenter les Beaux-Arts. Ses dossiers partent vers les villes du sud de la France. En quête de plus de liberté, elle a également envie de mer et de ciel bleus. Montpellier sera sa destination. L’établissement est une école d’art. Ici, point n’est besoin de s’inscrire dans une spécialité. Il suffit de choisir des ateliers et d’échanger régulièrement avec des professeurs référents. L’autonomie est au cœur de la pédagogie. D’emblée, Bérénice Serra décide d’apprendre les techniques en fonction de ses projets et s’intéresse aux questions liées à l’espace. « Parce que je venais de la danse, mais aussi parce que je n’avais pas de territoire d’attache. Quand on me demandait d’où je venais, j’avais du mal à répondre. Je me posais de nombreuses questions sur les notions de collectif et d’intimité. Plus largement, j’interrogeais les comportements sociaux des individus par rapport à un environnement donné. » Ses projets parlent aussi d’espace urbain et de citoyenneté. Ses installations occupent des lieux avec du mobilier, des sérigraphies, des performances… « Je n’arrivais pas à trouver mon médium. En choisir un me paraissait réducteur. Je n’avais pas envie de travailler toujours la même chose. La diversité me permettait de mieux m’exprimer. » Et pour l’heure, c’est encore vrai.

ArtsHebdoMédias. – N’était-ce pas plus difficile de refuser de choisir entre les différents médiums que de creuser un seul sillon ?

Bérénice Serra. – Effectivement, en choisissant de varier les techniques, c’était un apprentissage constant, il fallait repartir de zéro à chaque nouvelle pièce. Mais cela était bénéfique. Je multipliais les expériences. Certaines rencontres ont été cruciales, en ce sens. Comme celle avec Melik Ohanian, dont le fort engagement, l’approche et la qualité humaine m’ont influencée. La découverte de sa pièce Island of an Island, un projet d’exploration du dernier morceau de Terre encore non cartographié, a été un déclencheur, aussi bien dans la réalisation du projet que dans son récit. J’ai compris alors qu’il était possible de développer une pratique pluridisciplinaire qui engage l’artiste en dehors de l’atelier et à une autre échelle.

Qu’avez-vous présenté pour votre diplôme ?

D’abord un mémoire sur les artistes expéditionnistes dans lequel j’ai exploré les voyages d’artistes, les performances à grande échelle et leur lien avec des faits de société comme les déplacements de population, par exemple. Pour le diplôme, j’ai présenté une installation sur plusieurs étages. Une sorte de parcours dont tous les espaces étaient pensés en correspondance les uns avec les autres. C’était dans le bâtiment des Beaux-Arts, dans des pièces situées les unes sous les autres, du rez-de-chaussée au deuxième étage. J’y avais installé la plupart de mes productions des dernières années, mais le plus important a été le moment de discussion avec le jury. A cette occasion, j’ai exprimé ce que je ressentais par rapport au manque de contemporanéité de l’art contemporain. Le fait que je constatais un désintérêt général pour les sujets de société et, a contrario, un engouement pour l’art qui ne parle qu’à l’art.

Est-ce à ce moment-là que vous avez su quel était votre « truc » ?

Un Petipeu Etalon, Bérénice Serra, 2015.

Je ne pense pas que tout ait commencé au moment de mon diplôme. Il m’a fallu du temps pour que ma pratique s’affirme. A la fin de mon cursus aux Beaux-Arts, j’étais préoccupée par la réalité du statut d’artiste et les contraintes matérielles, financières et d’espaces qui l’accompagnent. J’ai donc passé un diplôme en édition d’art à l’Université de Saint-Etienne et intégré le Bureau des Mésarchitectures de Didier Faustino, artiste dont l’œuvre me semblait être une critique possible du système social et dont les réalisations font état d’une réflexion sur l’architecture et l’espace urbain. Durant trois ans, j’ai travaillé au sein de son atelier tout en développant ma pratique. J’ai notamment réalisé une pièce qui a été exposée à la Biennale internationale du design en 2015, une petite sculpture en argent qui évoque le geste que nous faisons quand nous voulons signifier « un tout petit peu ». Un Petipeu Etalon problématise les usages et les échelles contemporaines. A l’époque, je ne la reliais pas encore à l’usage des nouvelles technologies mais, aujourd’hui, j’y vois les prémices de ma pratique actuelle. Il ne serait pas faux de la penser en lien avec le smartphone et l’idée qu’il est possible d’évaluer toutes les tailles du monde entre le pouce et l’index. La création de cette alternative poétique à un système de mesure, c’est là que tout commence.

Vous avez également pris part au séminaire « Formal Mediums » à l’Akademie Schloss Solitude, à Stuttgart, en Allemagne, puis passé six mois au Center for Contemporary Art (CCA) de Kitakyushu au Japon.

En effet. En Allemagne, j’ai participé à un projet de recherche. Ce furent mes premiers contacts en tant qu’artiste avec des chercheurs. Le lieu était incroyable et j’y ai fait beaucoup de rencontres (metteurs en scène, philosophes, designers, musiciens, etc.) J’y ai même pris des cours de mathématiques ! En ce qui concerne la résidence au Japon, le plus important pour moi a été la découverte d’une culture radicalement différente de la mienne, que ce soit dans la gestuelle, le rapport à l’autre ou la conception de l’espace. J’ai alors commencé à coucher toutes ces réflexions par écrit et à produire de courts textes que l’on pourrait qualifier d’écrits d’artistes. C’est à mon avis grâce à ces deux expériences, que mon parcours s’est orienté, par la suite, vers le domaine de la recherche en art.

Pour vous consacrer pleinement à votre pratique, vous quittez l’agence de Didier Faustino. Qu’elles sont alors vos préoccupations artistiques ?

Œuvre signée Guillaume Viaud pour le projet Galerie de Bérénice Serra.

Sans atelier, je travaillais en électron libre. Ce qui a fait naître des questions d’actualité. Notamment sur le rapport entre public et privé, ainsi que sur la marchandisation de l’espace public. Un espace public qui devenait peu à peu mon atelier et qui me poussait à travailler sur les notions de mutations technologiques et sociales, ainsi que sur l’analyse des pratiques des individus face à des environnements de plus en plus complexes. C’est ainsi qu’est né le projet Galerie. J’avais constaté que dans les magasins d’électroménager s’était développée une pratique photographique inédite. Les clients se servaient régulièrement des smartphones en démonstration pour réaliser des selfies qui, sitôt pris, étaient abandonnés dans cet espace accessible à tous. La mémoire des appareils n’étant que rarement effacée et le Bluetooth permettant à n’importe qui de les récupérer. C’est ainsi que j’ai pu constituer une collection d’environ 2 000 images extraites sauvagement de ces appareils. Par ailleurs, le Bluetooth permettant un échange bidirectionnel, j’ai commencé à charger à l’intérieur de ces téléphones d’exposition de petites créations. J’ai fait des tests et remarqué qu’il n’y avait aucune surveillance de leur contenu, ni de la part des marques, ni de la part des magasins. Il y avait là un no man’s land échappant à tout contrôle et donc une opportunité de repenser les modalités d’exposition et de circulation des œuvres. J’ai créé un protocole, sorte de mode d’emploi, que j’ai déposé en licence libre afin que n’importe quel créateur puisse s’en servir. Puis j’ai invité six artistes – Selma Lepart, Julien Nédélec, Michaël Selam, Benoit Pype, Guillaume Viaud et Eric Watier –, tous préoccupés par la circulation des images et le numérique, à exposer avec moi. Le 22 octobre 2016, à l’intérieur d’un grand magasin d’électronique sur les Champs-Elysées, nous avons chargé les visuels proposés par les artistes sur les téléphones en démonstration, sans que personne ne soupçonne ce que nous étions en train de faire. Ensuite, nous sommes restés sur place, pendant quelques heures. A la fin de la journée, nous sommes partis, mais les images, elles, sont restées dans la mémoire des téléphones. Des amis, qui n’avaient pas pu être présents lors de l’intervention, ont même pu voir les œuvres quelques jours plus tard en cherchant dans les galeries d’images des appareils.

Parlez-nous de Public, cet autre projet issu de la collecte des selfies que vous avez présenté lors de l’inauguration que laboratoire NRV, à Lyon, en novembre 2017.

Vue d’exposition du projet Public, Bérénice Serra.

A ce moment-là, j’avais remarqué la sortie de la fonction face match de l’application Google Arts & Culture, qui permettait de comparer son image et de trouver un portrait ressemblant parmi les collections des musées et institutions partenaires. Il suffisait de prendre un selfie, de charger l’image dans l’application et d’attendre le résultat. Tout surprenant et amusant que cela puisse être, ce système est utilisé par le géant californien pour collecter un maximum d’images de visages et alimenter une base de données servant à l’amélioration des systèmes de reconnaissance faciale qu’il développe. L’application a été interdite dans plusieurs pays, notamment la France, au regard des lois pour la protection des données. Il m’a semblé alors que le moment était propice pour prendre la parole sur le sujet, en publiant la collection de portraits par deux moyens : sur un site Internet, où l’ensemble de la collection était visible, et par le biais d’un journal imprimé contenant une sélection de six portraits qui, lui, était distribué gratuitement dans l’espace de la galerie ainsi que dans l’espace public. La pièce a soulevé des inquiétudes auprès des organisateurs de l’exposition, car je n’avais pas l’autorisation des auteurs des selfies pour exposer ainsi leurs portraits. Cette réaction m’a confirmé que je touchais là un sujet sensible. A l’avenir, j’aimerais présenter cette pièce sous la forme d’une discussion ouverte, table ronde ou conférence. Ce afin d’aborder plusieurs aspects. Tout d’abord, cela me permettrait d’exposer le geste, d’une poésie nouvelle, d’abandonner son image pour marquer son passage comme l’on graverait son nom sur un tronc d’arbre. Il me semble aussi intéressant de porter un regard sur le statut de ces personnes qui sont avant tout des anonymes, ce qui est très impressionnant car les images de leurs visages ne sont pas rattachées à leur empreinte numérique. Il n’y a aucune information associée aux fichiers qu’ils ont produits, qui permet de les tracer, de savoir qui ils sont. L’enjeu du projet Public dépasse la simple thématique du selfie dans notre société contemporaine.

Venons-en à votre actualité, Résidence.

Œuvre signée Julien Toulze pour le projet Résidence de Bérénice Serra.

Après Galerie, j’ai cherché d’autres espaces témoins de cette mutation de l’espace public par l’accessibilité des usagers. J’en suis venue très rapidement à me pencher sur le cas de l’application Google Street View. Si ce service de navigation virtuelle a beaucoup inspiré les artistes qui l’ont utilisé, il n’a que très peu été compris dans une perspective de capture et de diffusion de l’espace public et par conséquent de l’art présent dans l’espace public. Car, en effet, en photographiant l’espace public, Google Street View est devenu, sans même le vouloir, un nouveau moyen de visualiser de l’art. Même si les images sont parfois de piètre qualité, que les œuvres apparaissent le plus souvent déformées, avec de faux raccords – ce qui, soit dit en passant, ne serait accepté par personne dans un espace réel –, Street View s’impose comme une sorte de catalogue en ligne. Ce qui m’intéresse alors, plus précisément, c’est la manière dont Google a réagi à la suite de poursuites pour atteinte à la vie privée. La parade a consisté à réaliser une application Google Street View pour smartphone téléchargeable, gratuitement et par n’importe qui, permettant de prendre des photos en 360° et de les charger sur la plateforme. Ainsi, chaque utilisateur est responsable du contenu qu’il produit. Google Street View devient alors comme les téléphones de démonstration : un espace où s’expriment des subjectivités. Et où il n’y a aucun contrôle exercé. Pas d’algorithmes pour flouter les visages, pas de vérification des informations localisant la photo, etc. Bref, chacun peut partager « sa ville » comme on partage « sa vie » sur les réseaux sociaux. Les cartes qui sont aujourd’hui réalisées par les utilisateurs, comportent alors des photos de famille, des images témoins d’une manifestation, des photos de vacances sur la place du Palais Royal au milieu des colonnes de Buren, par exemple. J’ai donc invité des artistes à me rejoindre et à venir y exposer leurs œuvres. Mais, le projet Résidence est avant tout pensé sous la forme d’une résidence artistique en ligne, visible et accessible 24/24h. Comme pour Galerie, j’ai déposé un protocole d’exposition en licence libre. Les artistes qui veulent participer sont invités à m’envoyer leurs réalisations exposées dans Google Street View que je répertorie sur un site Internet que je vous invite à visiter !

Quelle est votre définition idéale de l’artiste contemporain ?

Le travail de l’artiste consiste à réfléchir aux systèmes de représentation de la société et de permettre, ou d’ouvrir, des possibilités de regarder autrement, de créer une distance critique, voire un jeu. C’est également quelqu’un qui prend position sur les fonctionnements internes à sa discipline : notamment à propos des conditions de production, de diffusion, de monétisation des œuvres d’art. Sa recherche est connectée à d’autres domaines que le sien. Pour cela, l’artiste a besoin d’analyser les changements sensibles de son époque : pour ma génération je pense qu’il s’agit principalement d’un bouleversement d’ordre numérique, mais pas uniquement. L’idée est alors de considérer le numérique non pas comme un outil, mais plutôt comme une transformation de nos modes de vie. En cela, l’art peut se connecter avec les mathématiques, la médecine, les sciences sociales, etc. C’est, en tout cas, l’angle que j’ai choisi de développer dans le cadre de ma recherche à l’Ecole des beaux-arts de Lyon, en prenant comme objet d’études l’espace public, recherche dont est issu le projet Résidence.

L’œuvre ci-dessus est signée Marion Balac pour le projet Résidence de Bérénice Serra.

Contact

Le site de l’artiste : http://bereniceserra.com.

Crédits photos

Image d’ouverture : Projet Galerie © Bérénice Serra – Un Petipeu Etalon © Bérénice Serra – Projet Galerie © Guillaume Viaud, Bérénice Serra – Projet Public © Bérénice Serra – Projet Résidence © Julien Toulze, Bérénice Serra – Projet Résidence © Marion Balac, Bérénice Serra

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