Au croisement des parallèles avec Eric Vernhes

Depuis dix ans, Eric Vernhes travaille sur ce qu’il nomme des « objets temporels ». Pour lui le mouvement insufflé à chaque œuvre s’empare du temps du visiteur et le transforme. Actuellement invité de la galerie Charlot, à Paris, il présente quatre pièces, dont trois nouvelles, en lien avec la mémoire et les souvenirs. Architecte, cinéaste, musicien, l’artiste met en scène des moments rythmés tant par l’image que par le son. Sur la ligne de fuite nous embarque dans un monde où les trajectoires de chacun finissent immanquablement par se croiser. A découvrir jusqu’au 18 mai.

Eric Verhnes devant Horizon négatif à la galerie Charlot.

Telle une nuée d’oiseaux, les formes blanches se déploient à partir d’une ligne dessinée au milieu de l’écran. Sans précipitation mais inexorablement, elles migrent et cèdent la place à d’autres dont les évocations diffèrent. Le rythme s’accélère sous l’impulsion d’un son plus présent. A moins que ce ne soit l’abondance des images qui modifie la composition sonore. Comme pour la poule et l’œuf, il est inutile de se demander qui est né le premier : le son ou la forme. Ensemble, ils engendrent un tout indissociable provoquant une perception singulière. Matériaux de base dans les mains d’Eric Vernhes, ils sont travaillés en même temps sans que jamais un seul ne soit au service de l’autre. « Mes objets temporels utilisent le mouvement pour produire du temps. Je mobilise celui du spectateur pour tenter d’en faire autre chose. »
Diplômé en architecture, puis cinéaste, l’artiste s’intéresse dès le début des années 2000 à la production d’images en temps réel. Durant quelque dix ans, il travaille dans le domaine du spectacle vivant, tant avec des comédiens qu’avec des danseurs, et élargit ses connaissances en informatique pour créer ses propres outils. Ses recherches lui apprennent la puissance de l’événement (visuel et/ou sonore) qui peut changer l’appréhension du temps : faire qu’une minute semble en durer cinq ou que 15 passent à la vitesse de l’éclair. « Cette période m’a convaincu de l’égalité entre les éléments sonores et visuels. L’exemple de la musique de film est très caractéristique : un simple accord suffit souvent, là où une composition complexe serait une ennemie car agirait en redondance avec les images. Il faut savoir jouer avec toutes les informations tout en évitant la redite. Michel Chion disait qu’un son est une chose, une image une autre et qu’ensemble ils forment une entité à part, l’audio-vision. Quand l’ordinateur a été capable de gérer les deux, j’y ai vu l’occasion de les travailler simultanément. Je n’ai jamais cessé depuis. »

Horizon négatif, Eric Vernhes.

Dans la galerie, Horizon négatif continue de capter l’attention. Désormais répondant à des injonctions de plus en plus sensibles, l’œil et l’oreille s’abandonnent, se laissent surprendre, surfent sur des vagues de rythmes aux couleurs et harmonies évolutives. L’installation aux allures martiales diffuse des paysages synthétiques influencés par celui qui les regarde. « Elle parle de certaines images d’enfance qui nous marquent et sur lesquelles peuvent se construire une vie. En l’occurrence, celle qui m’a inspirée m’a été transmise par Paul Virilio, qui après avoir été mon professeur à l’école d’architecture est devenu mon ami. Cette image est celle du littoral nantais bombardé durant la Seconde Guerre mondiale. Gardée en mémoire depuis l’enfance, elle a notamment façonné sa pensée sur la guerre et la vitesse. » Intitulée comme l’un des ouvrages du philosophe, Horizon négatif ne tente pas de reconstituer un paysage réel mais en offre une version idéalisée en perpétuelle transformation soumise à la présence du visiteur. Une caméra permet la transmission d’informations qui influencent l’ensemble de la composition visuelle et sonore. L’objectif essentiel de l’artiste n’est pas de rendre interactive l’œuvre, mais plutôt de témoigner des métamorphoses que subit une image quand elle devient souvenir. Les impressions, les sensations de celui qui regarde viennent s’imprimer sur la réalité avant de se caler à l’intérieur de lui, au plus profond de sa mémoire. « La disparition récente de Paul a été l’élément déclencheur des nouvelles pièces présentées ici. Toutes les trois parlent de ces images qui fondent le parcours singulier de chacun. Elles évoquent ces moments où ces dernières impressionnent véritablement l’enfant au point d’inspirer sa vie. »

Ligne de fuite, Eric Vernhes.

Et Eric Vernhes de rappeler que la ligne de fuite, selon Deleuze et Guattari dans Mille-Plateaux, est un élément constitutif de l’existence. « Ils différencient la ligne dure, qui représente tout ce qui est imposé, comme l’enseignement ou le travail, de la ligne souple, qui évoque l’intimité et les relations sociales, de la ligne de fuite, qui est celle de l’improvisation, non pas la ligne de l’avenir mais celle du devenir. J’ai eu envie de proposer différentes formes de ligne de fuite. » A deux mètres, l’œuvre éponyme marque son appartenance à la sphère cinématographique. Sous l’œil d’une caméra placée au-dessus d’une table-écran rectangulaire, se stabilise une image qui se décompose. « Le filmstrip est très important au cinéma. C’est une forme passionnante, une sorte de formalisation du temps. » Au mur, un moniteur affiche cette même image tout en la tenant à distance de l’espace où elle se transforme, se dégrade et disparaît pour laisser la place à une autre. Un peu comme dans notre mémoire. « Ce second écran est le point de fuite dans lequel se condensent les hachures du temps, les décompositions d’instant de la ligne ”pellicule” de la vie. A certains moments, il n’y a pas de nouvelle image, la vignette s’efface et la caméra en filme de nouveau une déjà utilisée, lui imposant une dégradation supplémentaire. Toutes sont tirées au hasard dans une base de données comptant 80 films. Les sons proviennent, quant à eux, de cinq films qui se superposent et jouent en même temps. »

Ektachrome, Eric Vernhes.

Du sous-sol monte une tout autre mélodie. Ektachrome est réalisée à partir de films super 8 trouvés au marché aux puces par l’artiste et témoins d’un voyage familial de plusieurs années. Illustrant le concept de dromoscopie théorisé par Paul Virilio, l’œuvre invite à la découverte d’une image où le mouvement de ceux qui sont filmés est transformé et restitué en tableaux le plus souvent abstraits accompagnés par instant des commentaires du vidéaste, soit le père de famille. « Il parle toujours de “nous”, même s’il filme sa femme, ses enfants ou lui-même. Il y a cette idée d’un “nous” qui se met en scène. Comme si leur voyage était une façon de s’affirmer en tant que famille. Tous les personnages peuvent être assimilés à des parallèles qui ne devraient pas se rencontrer mais vont être réunies en un point idéalisé, un ailleurs où elles peuvent se croiser. J’ai décomposé chromatiquement les images, dissocié le grain de la pellicule en particules et joué avec leur matière de base, la lumière. J’aime bien l’idée que tous nos souvenirs ne soient juste que de la lumière. » Comme à son habitude, Eric Vernhes a composé les éléments visuels et sonores en même temps. Les images génératives impriment leur chorégraphie sur le mur blanc tout en répondant au protocole qui les fait communiquer avec la musique qu’il a lui-même composée. « Je ne me définis pas comme artiste numérique, car pour ces derniers, le code informatique est la matière, ce sur quoi ils travaillent. Pour ma part, j’ai conservé une empreinte des arts contraints, c’est-à-dire le cinéma et l’architecture. Mais ce que m’apporte vraiment l’informatique, c’est l’aléatoire. J’aime définir un cadre dans lequel les choses peuvent évoluer avec une grande liberté. »

Ses nuits blanches, Eric Vernhes, 2011.

Si la dernière pièce à découvrir date de 2011, elle n’a pas de mal à s’inscrire dans la réflexion sur la ligne de fuite. Utilisant elle aussi des films en 8 millimètres, elle évoque la grand-mère de l’artiste. « Enfant, je lui demandais pourquoi elle n’arrivait pas à dormir la nuit. Elle me répondait que quand on est vieux, on bouge moins, et que donc on a moins besoin de sommeil. Par contre, on a plus de souvenirs. Aussi aimait-elle revivre, pendant ses nuits blanches, les moments du passé auxquels elle tenait. » Dans sa maison, plusieurs horloges imprimaient leurs rythmes. Ainsi, Ses nuits blanches en reprend les contours et les images qu’elle offre ondulent au rythme d’un balancier. « Elles ont été tournées par mon grand-père avec une caméra qu’il avait inventée. Les mots qui apparaissent sont ceux de ma grand-mère. » Entre visages, scènes de plage, matchs de football et autres paysages, la mémoire s’ouvre. « Je n’arrive plus à dormir/Trop vieille/Alors je me souviens de vous. Je ne veux pas perdre la mémoire/Devenir gâteuse/Non/Non/Non/Alors je me souviens… » Et un jour, un lapsus transforme un « la » en un « ta ». Ainsi, dit-elle à son petit-fils : « J’ai peur de perdre ta mémoire. » Un biplan apparaît et l’histoire se poursuit sans pour autant suivre son cours. « La famille de ma mère est de Franche-Comté, moi j’ai passé mon enfance en Auvergne. Je suis venu à Paris pour mes études d’architecture. Les images de Ses nuits blanches ont été réalisées entre 1948 à 1960. Mon grand-père était directeur technique des usines Crouzet, qui produisaient des moteurs électriques. Passionné de cinéma amateur, il a voulu aussi fabriquer une caméra. Dans sa jeunesse, il avait hésité entre devenir musicien de jazz ou ingénieur. » Même si la voix de la raison l’avait emporté, il joua toute sa vie du piano, du violoncelle ainsi que du trombone et sut transmettre à son petit-fils la passion du cinéma et de la musique. Finalement, faire que leurs trajectoires parallèles se croisent en plus d’un point.

Contacts

Sur la ligne de fuite, jusqu’au 18 mai à la galerie Charlot, à Paris.
Le site de l’artiste : http://ericvernhes.com.

Crédits photos

Image d’ouverture : Ligne de fuite (détail) © Eric Vernhes, courtesy galerie Charlot – Portrait d’Eric Vernhes © Photo MLD –  Horizon négatif © Eric Vernhes, photo MLD – Ektachrome © Eric Vernhes, photo MLD – Ses nuits blanches © Eric Vernhes, courtesy galerie Charlot

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