La collection selon Olivier Kaeppelin – L’expérience réelle de l’œuvre

Pour accompagner la sortie du nouvel e-mag d’ArtsHebdo|Médias consacré à la collection au XXIe siècle, nous publions tout au long de cette semaine des entretiens avec des personnalités du monde de l’art et des articles thématiques sur la question. Le monde de l’art en France lui doit beaucoup. A l’initiative de plusieurs manifestations d’ampleur comme la création d’une triennale dont la première édition fut intitulée « La Force de l’art » et aussi Monumenta, qui invite un artiste de renommée mondiale au Grand Palais, Olivier Kaeppelin est surtout celui que l’on croise dans les ateliers et qui a fait entrer nombre de créateurs au Fonds national d’art contemporain. Sa connaissance du terrain n’a d’égale que sa volonté à toujours découvrir, suivre, comprendre et transmettre. Il faut « faire l’expérience de l’œuvre », répète-t-il à l’envi. Pour lui, un excellent discours sur l’art ne vaut jamais un face-à-face direct avec la création artistique.

Diplômé en sociologie et en lettres modernes, Olivier Kaeppelin débute sa carrière en tant qu’enseignant, notamment à Paris 8 et Paris 1. Entré au ministère de la Culture en 1986, il rejoint la Délégation aux arts plastiques où il se voit confier, avant d’en prendre la tête, les postes de chargé de mission, inspecteur des enseignements artistiques et inspecteur de la création. En 1999, il rejoint France Culture en tant que directeur adjoint, puis conseiller du président de Radio France. Cinq ans plus tard, il est nommé Délégué aux arts plastiques. Aujourd’hui, directeur de la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence, l’homme de lettres poursuit la mission qu’il s’est assignée de faire partager autant que possible l’expérience de l’art. Commissaire de très nombreuses expositions, il vient d’assurer la direction artistique de la Biennale de Busan, en Corée du Sud. Toutes ces responsabilités lui donnent une vision réfléchie de la collection institutionnelle. Entre autres.

ArtsHebdoMédias. – Quel est le rôle d’une collection institutionnelle ?

Olivier Kaeppelin. – Admettons que quand nous parlons d’institutions, nous parlons de budgets publics. Une collection institutionnelle appartient donc à la communauté publique, à la République. Elle peut être la propriété de l’Etat, d’une région, d’un département ou encore d’une ville. Au cours de l’histoire, de multiples collections se sont constituées pour différentes raisons et avec des objectifs divers. Aujourd’hui, chacune doit avoir des objectifs clairs. Il ne s’agit pas d’imposer une attitude bureaucratique mais de savoir ce que l’on veut faire. Au fil du temps, un musée peut avoir bénéficié d’achats publics et de donations sans lien les uns avec les autres. Ce qui oblige les équipes scientifiques et artistiques à opérer des regroupements, à donner un sens à l’ensemble. Très souvent, les musées ont une identité et un héritage à respecter. Pour eux, la meilleure chose à faire est de rester proche de leur vocation, de leur histoire, et de développer leurs collections en conséquence. Pourquoi va-t-on dans telle ou telle institution ? Parce que l’on sait qu’on va y trouver un certain type d’œuvres, plusieurs pièces signées par un même artiste ou un ensemble singulier constitué par un conservateur, par exemple. Il faut cultiver ces spécificités de peur de voir tous les musées se ressembler et se garder des modes ainsi que des engouements fugitifs ! Cela dit, cette démonstration ne vaut pas pour ce qu’il est commun d’appeler les « grands musées ». Ceux qui répondent à une vocation universaliste comme imaginée par Vivant Denon au Louvre à l’aube du XIXe siècle. Pour eux, il est effectivement important de permettre la compréhension de l’art avec une volonté panoramique, mais c’est très difficile à réaliser. Peu répondent à cette exigence et tous manquent de moyens pour la concrétiser. Le Centre Pompidou ou le Musée d’art moderne de la Ville de Paris ou encore les musées de Nantes et de Lyon tentent de le faire. Bien entendu, souhaiter développer de nouveaux territoires ne doit pas les empêcher de réfléchir à leur héritage. Une ambition qui, par ailleurs, ne se traduit pas forcément par l’achat d’œuvres. Mais une collection est, avant tout, une suite d’œuvres qui permet l’expérience de l’art. Après chacun doit faire son chemin personnel. A côté des musées, il me faut évoquer l’importance des organismes que sont le Centre national des arts plastiques et, de façon différente, les Fonds régionaux d’art contemporain. Eux n’ont ni la contrainte de l’héritage ni celle de l’universalisme. La collection du Cnap a pour but d’acquérir, autant que faire se peut, les œuvres les plus intéressantes sans distinction de genre, de génération, de notoriété. Pour cela, il faut être aux aguets, non pas de la nouveauté mais du meilleur de la création d’une époque en sollicitant un maximum de connaissances et d’avis. Les Frac sont dans une situation comparable, à ceci près qu’ils disposent d’un moindre budget, ce qui les oblige à être encore plus attentifs à tout ce qui, dans une scène internationale, nationale ou locale, témoigne véritablement de la création d’un artiste. Il faut faire très attention à ce que les collections soient riches et éclectiques. Elles ne doivent pas présenter l’uniformité illusoire d’un goût d’époque au risque de générer un mensonge et certainement l’ennui.

Photo Fred de Gasquet / Archives Fondation Maeght
Olivier Kaeppelin
Jonathan Lasker
The Boundary of Luck and Providence, Jonathan Lasker

 

Quelles sont les difficultés majeures liées à son développement ?

Il y en a des tas mais la première, c’est tout de même le budget. Le nombre d’œuvres achetées en dépendra, au même titre que ce dernier sera déterminé par les objectifs fixés. La deuxième, c’est la mode. Cette mode qui peut oublier que, 20 ans auparavant, un artiste avait déjà fait des propositions similaires. Deux parades à ce phénomène : la connaissance et l’expérience. C’est-à-dire que les responsables de collections doivent non seulement être passionnés par l’art de leur époque, mais ils doivent posséder une excellente connaissance de l’art en général et, pour l’art contemporain, des cinquante dernières années en particulier. Un esprit qui serait non cultivé et non critique pourrait ainsi être soumis à la mode et passer à côté de grandes œuvres. En troisième lieu, j’évoquerais le manque de curiosité et aussi la convention, qui amènent à reproduire toujours les mêmes types de choix.

Pourriez-vous préciser cette notion de convention ?

L’esprit de convention est présent quand, tout à coup, il existe une manière systématique de penser l’art à travers des catégories – les types de réceptions ou les différents courants artistiques, par exemple. On oublie alors que l’art est une expérience personnelle, irréductible et qu’il ne s’agit pas de faire des classements ou de remplir des cases. Il ne faut pas être soumis à son époque, car c’est une trop petite ambition. Au contraire, il faut être capable d’acheter des œuvres surprenantes, voire incongrues. L’art doit nous interroger. Regardez la triste histoire que la France vit avec l’art brut. Il a fallu attendre que le marché s’en empare pour provoquer un véritable intérêt des institutions. La collection de Jean Dubuffet est à Lausanne et celle de L’Aracine a attendu des années pour être à demeure au LaM, à Villeneuve-d’Ascq, grâce aux collectionneurs et à Joëlle Pijaudier-Cabot. Personnellement, j’ai connu de grandes déconvenues avec des propositions d’acquisition d’art brut. Les collections institutionnelles ne doivent pas être composées à partir de l’idée d’ensembles « adoubés », elles doivent accueillir des œuvres totalement individuelles. L’art est aussi fait de fulgurances singulières, comme celles de Piero di Cosimo, d’Antonin Artaud ou Daniel Pommereulle. Il faut être très attentif à tout ce qui est en dehors du cadre.

Que doit apporter une collection institutionnelle au XXIe siècle ?

Une réponse banale souhaiterait qu’elle mette à la portée de tout un chacun l’art du monde entier. Seulement, pour que cela soit acceptable, il faudrait le faire de telle manière que ce ne soit pas simplement la répercussion conventionnelle ou mimétique de ce qu’on appelle la mondialisation pour les objets économiques. Je crois que l’art n’a rien à voir avec cela et qu’il faut se méfier d’un système « bureaucratico-culturel-marchand » qui réduirait l’œuvre d’art à la connaissance d’une image, d’un artiste, d’un réseau d’expositions ou d’influence. Bien entendu qu’il faut connaître le travail des créateurs à Mexico, à Pékin, en Corée du Sud ou ailleurs, mais surtout bannir toute application, toute réduction homothétique de cette mondialisation. L’art est toujours la connaissance profonde d’une forme et de la pensée d’un créateur. Je m’amuse souvent de constater que d’aucuns ramènent des œuvres du bout du monde après une quinzaine de jours de voyage, alors même qu’ils sont incapables de vivre profondément celles d’artistes venus de partout mais installés ici et que l’on peut côtoyer véritablement, sans ce caractère superficiel et ridicule de l’« art-tour », par exemple, il existe une véritable négligence envers la scène française. Si les institutions peuvent permettre à des personnes de se consacrer à un échange approfondi avec les créateurs de par le monde, à ce moment-là, je dis oui. S’il s’agit d’un simple glissement d’œuvres qui passent par le marché et font l’objet d’un buzz ou d’un zapping, c’est non. Cent fois. Il faut toujours être très attentif à la scène qui permet de vivre l’expérience artistique. Il est impossible de connaître la richesse de l’art d’un pays en ne s’arrêtant qu’à quelques points qui brillent. C’est passionnant de découvrir l’art qui se fait dans un pays, en France notamment.

Sur la beauté

« Je ne peux pas m’empêcher de vous parler de ma passion pour Giovanni Bellini, l’ancien, car il y a dans sa peinture une lumière qui justifie le fait même de vivre. La beauté, c’est essentiel. Bien sûr, on va m’expliquer qu’elle est idéologique, définie en fonction de l’époque, du lieu, de la civilisation… Je sais tout cela, mais il n’empêche qu’avoir ce sentiment de beauté est exceptionnel. »

Fabrice Hyber
Installation signée Fabrice Hyber, Institut Pasteur (Paris) en 2010
Jean-Luc Moulène
L’épouvanté, Jean-Luc Moulène

 

La nouveauté n’est pas la surprise que vous recherchez ?

Je pars du principe que l’art a comme base l’expérience de la surprise. Cette expérience vous pouvez la faire devant une œuvre d’art numérique, comme devant une peinture à l’huile. L’histoire nous a largement prouvé que la notion de progrès en art est très ambivalente, voire trompeuse. Pour moi, le progrès, si c’est bien de cette notion dont il s’agit, s’envisage comme une avancée dans le domaine spirituel, dans la connaissance et dans l’approfondissement de la forme. Il n’est pas obligatoirement lié à une technique ou à une époque. Pour « le nouveau », nous avons les produits, le commerce et le marketing ou le branding, ce sont d’autres domaines de l’activité humaine.

Quelle est la place de l’artiste dans la collection ?

L’artiste doit être au cœur de la collection. Il faut connaître sa vision du monde, apprendre à discerner sa force d’expression, la cohérence de celle-ci, comprendre ses choix formels… Dialoguer avec lui est primordial pour découvrir ce qu’il apporte au monde. L’art actuel oblige à comprendre ce qui se joue dans une œuvre à partir du projet de l’artiste. Je suis un fervent défenseur de l’expérience réelle de l’œuvre et de la pensée libre de l’auteur. C’est pourquoi je suis persuadé que tous les musées ou les lieux de collections doivent avoir la meilleure connaissance possible de l’art réalisé en France, qu’il soit fait par des Français, des Chinois, ou des Bretons ! L’art n’est pas fait d’objets qui se découvrent dans des catalogues.

Comment définiriez-vous votre collection idéale ?

Ma collection idéale est celle dont chaque œuvre m’offrirait une expérience transformatrice quant à ma vie, donc, peut-être, la vie de chacun. Je ne dis pas qu’elle transformerait tout, mais une idée ou une autre. L’altérité compte beaucoup pour moi. Dans cette collection idéale, il y aurait donc des pièces qui m’apprendraient quelque chose sur le rapport à autrui ou au monde. Certainement qu’une d’entre elles serait de Louise Bourgeois et une autre du vidéaste David Claerbout. Ces œuvres à l’esthétique différente m’ont beaucoup appris. La première sur la question de l’angoisse, qui gère une partie de nos rapports, et la seconde sur l’incroyable dimension de l’espace et l’importance de la pluralité des points de vue. Je pense aussi au plasticien allemand Wolfgang Gäfgen. Il se servait, d’abord, du dessin dans des œuvres proche de l’Arte povera, ensuite elles ont été bouleversées avec une sorte de « lâcher de chiens » de l’inconscient. Des figures se sont mises à circuler dans l’espace, toujours instables. Avec cet artiste, j’ai compris que la réalité de l’art est dans ce qui est caché et non dans ce qui est montré. La forme est là pour vous séduire, pour vous toucher, mais aussi pour vous dévoiler un sens, une dimension mentale, souvent secrète. Il faut se méfier des formes qui s’épuisent en elles-mêmes, dans leur seule monstration. Ma collection posséderait aussi des sculptures. C’est difficile d’arriver à la composer au pied levé ! Je pense, par exemple, à celles de Richard Serra, qui m’ont montré comment faire vibrer l’espace avec très peu de moyens : en jetant de la matière en fusion en bas des murs ou en dressant de grandes stèles qui nous relient au ciel. Yves Klein est de la même eau. Avec Fabrice Hyber, on est tout à fait ailleurs. Pour sa part, il met en évidence, avec une grande acuité, le principe permanent de croissance du monde. Il passe sans jugement éthique de l’arbre, du rhizome au réseau numérique à travers les notions philosophiques proche de Deleuze et Guattari, des sciences contemporaines, ou encore des pratiques de connaissances marginales. J’aime, aussi, quand Hyber dit qu’il faut revenir au papier à cause des orages magnétiques qui pourraient effacer toutes les données numériques et qu’à ce moment-là, mieux vaudrait avoir pris des notes ! Il y a tant d’œuvres qui me touchent. En photographie, aussi. Celle de Jean-Luc Moulène, par exemple, est absolument magnifique. Je pense notamment à un livre sur le paysage, Fénautrigues, qui est un véritable chef-d’œuvre, pour lequel il est parti sur les traces des territoires parcourus par son père dans le sud du Massif central. C’est une marche dans la nature, comme si son œuvre se donnait à la fois comme cosmos et comme terrain labouré, construit par les hommes. C’est sans fin. Sur la question de la solitude, évoquons Djamel Tatah qui pose le personnage dans un espace pictural intemporel métaphysique, mais en même temps si proche de ce que l’on voit dans la rue, et Giacometti qui a tellement dit sur l’homme après la Seconde Guerre mondiale. Pensons au marcheur. C’est magnifique, d’ailleurs, de définir un homme comme un marcheur. Je me vois assez bien comme ça. A notre époque, tout aussi solitaire et singulière est l’œuvre magnifique de Damien Cabanes. Il y en aurait tant d’autres, celle de Jean-Pierre Bertrand, l’une des plus pures.

Ange Leccia, courtesy galerie Almine Rech, ADAGP
Jamais la mer ne se retire, vidéo, Ange Leccia, 2014

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Crédits photos> © Wolfgang Gäfgen,The Boundary of Luck and Providence © Jonathan Lasker,Maman © Louise Bourgeois, courtesy Musée Guggenheim Bilbao,L’épouvanté © Jean-Luc Moulène,Jamais la mer ne se retire, vidéo © Ange Leccia, courtesy galerie Almine Rech, ADAGP, © Photo Fred de Gasquet / Archives Fondation Maeght, © Fabrice Hyber

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