Hommage à Jean Rustin – Rien d’autre que la peinture

Jean Rustin n’est plus. Il a rejoint le panthéon des artistes français le mardi 24 décembre après une longue maladie, qui l’avait éloigné de son atelier depuis plusieurs années, mais pas de ses grands carnets à dessin. Son œuvre, longtemps controversée, est désormais la seule à vraiment pouvoir nous parler de lui. Hommage à un peintre majeur de la figuration contemporaine.

Photo Lionel Hannoun
Jean Rustin dans son atelier.

La peinture française est en deuil. Jean Rustin s’en est allé. Le temps humain s’est arrêté, celui de la postérité commence. Le ciel est maussade sur Bagnolet ce jour-là. Au pied de l’immeuble, une bataille intérieure s’engage entre impatience et incertitude. Le temps s’est étiré depuis la découverte d’un portrait exécuté par l’artiste. Un homme-enfant, dont le regard plonge dans votre intimité, dans ce que vous avez de plus secret, de plus troublé, de plus précieux et lumineux aussi. Il sonde votre humanité. Etiez-vous préparé à vous regarder en face ? Probablement pas. Mais aujourd’hui, est programmée la rencontre avec le démiurge qui tient le pinceau, insuffle la vie à cette matière informe stockée dans des tubes. Depuis la fin des années 1960, Jean Rustin n’utilise que de l’acrylique. En haut de l’escalier, la porte de l’atelier s’ouvre. Le peintre s’efface. Il n’imaginait pas devoir raconter toute l’histoire. La discussion est longue et la main véloce au-dessus du cahier. Elle tente de ne rien laisser échapper du sens, de l’intonation, de l’émotion, car plus tard, il lui faudra tout partager. L’artiste parle de son goût pour le violon, explique qu’il en joue chaque jour avant de s’adonner à la toile. Il faut faire le vide, fuir l’ordinaire, prendre de la distance. « La meilleure de mes toiles est toujours celle que je vais peindre », confie-t-il. A l’heure du déjeuner, pas question de filer. Direction le coucous d’à côté. Jean Rustin a ses habitudes. Des souvenirs, il y en eu d’autres. Heureux. Mais aujourd’hui, ils font pleurer. Il est des ateliers dont vous ne sortez jamais.« Un espace propice à la naissance des signes

Jean Rustin/Fondation Jean Rustin
Soleil vert, Jean Rustin, 1964.

Né le 3 mars 1928 à Montigny-lès-Metz, en Moselle, Jean est le cadet d’une famille de cinq enfants. Quand après la guerre, il annonce à ses parents son souhait d’entrer au Beaux-Arts, la surprise ne peut être entière tant ces derniers ont pris l’habitude de voir leur fils un pinceau à la main. Bien que condisciple de Bernard Buffet, le jeune peintre décide d’emprunter un chemin différent du sien et d’épouser l’engouement de l’époque pour l’abstraction. Proche des préoccupations des tenants de l’abstraction lyrique, il ne se sent pas pour autant appartenir à un mouvement précis. C’est la période des petits boulots et de la rencontre avec Elsa, une nuit sur le pont des Arts. Leur mariage durera 53 ans. Ils auront deux fils, François et Pierre. Bientôt l’artiste installe sa famille à Bagnolet et expose à la galerie parisienne de La Roue. La critique s’intéresse désormais à son travail. Georges Boudaille écrit en 1962 dans Cimaise : « Les aquarelles de Rustin sont des lieux poétiques dont l’espace est propice à la naissance des signes. » Les premiers éléments figuratifs apparaissent en 1968 et augurent une période qualifiée par l’artiste d’« épanouissement ». Elle aurait dû, en toute logique, atteindre son apogée en 1971 avec l’importante rétrospective que lui consacre le musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Mais il n’en fut rien. Jean Rustin se sent dans une impasse, trouve sa peinture « sous influence ». Il sait qu’il lui faut opérer une rupture sous peine de cesser définitivement de peindre. Il s’enferme dans son atelier, travaille sans résultat, dessine énormément. La période est douloureuse.

Jean Rustin/Fondation Jean Rustin
Sous la jupe, Jean Rustin, 1971

A force de recherche, émerge peu à peu ce qui sera la base de son travail pour toutes les années à venir. Les toiles se structurent de telle manière qu’il ne sera désormais plus jamais possible d’en confondre le haut et le bas.  « Il faut être capable de faire une peinture qui soit toujours aussi bonne, mais complètement différente. Tous les peintres sont victimes de leurs habitudes de travail, ou alors ils font comme Picasso, changent de peinture tout le temps, ce qui est plus facile que de continuer à produire la même chose en tentant à chaque fois de se renouveler. Bonnard est un peintre idéal pour ça. Il a évolué tout doucement sans refaire ce qu’il avait déjà réalisé. C’est pour ça que je l’aime tellement. Il n’était pas prisonnier d’un système ou d’idées », expliquait le peintre en 2010 (1). Les années qui suivent sont très intenses. Il peint beaucoup mais n’expose qu’une seule fois, en 1982, à l’occasion d’une nouvelle rétrospective organisée à Créteil. Le choc et le sexe sont au rendez-vous. Hommes et femmes nus s’adonnent à des activités que d’aucuns réprouvent. L’exposition fait scandale et une partie des toiles est cantonnée dans une pièce à part et interdite aux moins de 16 ans. Trois ans plus tard, un jeune acheteur d’art belge vient jusqu’à l’atelier et achète toutes les toiles ! Un événement qui témoigne de l’intérêt jamais démenti des pays du nord de l’Europe, et en particulier de la Belgique, pour l’œuvre de l’artiste. Plusieurs collectionneurs belges s’y intéressent alors de très près et créent à Anvers, en 1994, la fondation Rustin qui sera codirigée à partir de 2002 par Maurice Verbaet et Corinne Van Hövel et animera un lieu à Paris, entre 2007 et 2012, dirigé par Charlotte Waligòra.L’immobilité engendre la frontalité

Jean Rustin/Fondation Jean Rustin
Dans la grande salle, Jean Rustin, 1980.

A partir des années 1980, Jean Rustin continue d’explorer la peinture dans le cadre que lui même s’est fixé et n’en déborde pas. Des personnages sans âge, sans aucun signe d’appartenance à une quelconque communauté politique, sociale ou géographique, au visage androgyne, se tiennent sur la toile comme dans une parenthèse du temps. L’unique préoccupation de l’artiste étant la peinture elle-même. Le sens ne devant venir que d’elle. « La lumière donne une présence très forte. Ce n’est pas la réalité qui m’intéresse mais son aura. Un révélateur de celui qui regarde. L’immobilité engendre la frontalité. Si les personnages font quelque chose cela détend l’atmosphère. Je cherche l’immobilité complète. » (2)

Dans des pièces où le vide l’emporte sur le décor, ils sont assis les uns à côté des autres, se tiennent la main, écartent les jambes, laissent pendre leur sexe, embrassent parfois. « J’ai toujours été intéressé par la folie, par la maladie. Pour sa dernière année de médecine, Elsa avait choisi la psychiatrie et avait été affectée à la Fondation Vallet, à Gentilly. Le patron de cet hôpital, s’étant pris d’amitié pour moi, m’avait confié la réalisation de fresques dans certaines salles. De cette période, j’ai gardé des souvenirs difficiles comme cette petite fille nue qui se masturbait face à des étudiants rigolards mais qui, en fait, ne savaient pas comment se comporter, ou encore ces enfants qui se cognaient le front contre les barreaux de leur lit… » (2).

Jean Rustin/Fondation Jean Rustin
Le Soir, Jean Rustin, 1998.

Ce sujet, qui si souvent focalise l’attention, émeut, révulse, est le refuge de tous ceux qui ne veulent pas regarder la peinture. Le rapport que Jean Rustin établit entre la lumière, la couleur, la facture de sa toile : là est l’essentiel. Cet équilibre est beaucoup plus important que n’importe quelle histoire que le peintre aurait pu raconter. « Les anecdotes détournent l’attention. Tout ce qui fait que la peinture donne une image de quelque chose, que ce soit de la pornographie ou quelqu’un à table en train de manger, ce n’est pas intéressant. On réagit à une image. Cela ne relève pas de la peinture mais de l’idéologie. Je suis sûr que ce personnage qui n’évolue pas, et ne fait rien, vient de l’abstraction. » Avant de poursuivre : « Il y avait la peinture abstraite, d’un côté, et la peinture figurative, de l’autre. C’est presque absurde de passer de l’une à l’autre parce que ce qu’il faut, c’est avoir les deux. Il faut que l’influence vienne autant de l’une que de l’autre, de la figuration et de la non-figuration. Pendant longtemps, j’ai cru qu’on pouvait choisir entre les deux. Y compris quand je faisais de la peinture abstraite ; mais choisir n’est pas satisfaisant. Il faut trouver quelque chose qui enveloppe tout, pour que l’on puisse vraiment faire une peinture intéressante. » (1)Vingt siècles de christs morts, de martyrs torturés, de révolutions sanglantes…

Pourtant, les corps de Jean Rustin nous parlent. Ils inscrivent sa démarche dans une continuité, dans une filiation avec les peintres des siècles passés. L’artiste n’écrivait-il pas en 2001 : « J’ai conscience qu’il y a derrière ma démarche, derrière cette fascination du corps nu, vingt siècles – et bien plus – de peinture, surtout religieuse. Vingt siècles de christs morts, de martyrs torturés, de révolutions sanglantes, de massacres, de rêves brisés, et que c’est bien dans le corps, dans la chair que finalement s’écrit l’histoire des hommes et peut-être même l’histoire de l’art. » Le corps, ce plus petit dénominateur commun de l’humanité, est le temple du plaisir et du martyr des hommes. Il a servi à Jean Rustin de motif. Peindre pour peindre, peindre pour faire exister la peinture, mais aussi pour sonder les cœurs et les reins. « La seule chose qui soit supportable, c’est le vide. Et puis, peut-être, à la rigueur, un petit détail. »

Les obsèques de Jean Rustin se dérouleront le vendredi 10 janvier, à 14 h 30, au cimetière du Père Lachaise, à Paris.

(1) « Je suis innocent », entretien avec Charlotte Waligòra, 2010.
(2) Propos recueillis par Marie-Laure Desjardins en 2007.

La figuration de Jean Rustin

Jean Rustin/Fondation Jean Rustin
Les amies sur le banc, Jean Rustin, 2007

La figuration de Jean Rustin n’a cessé de se transformer depuis le début des années 1970. Un homme, une femme sont d’abord étrangement apparus dans un espace indéfini jusqu’au jour où le peintre a tracé une ligne d’horizon, représenté une table, un lit, une ampoule. A cette époque, la femme et l’homme étaient dépecés et la présence aussi menaçante d’un couteau que celle d’une horloge, rythmait ce qui s’annonçait de manière prophétique. Cet homme et cette femme, anonymes, allaient prendre corps et leurs corps deviendraient une horloge, le couteau, l’épée de Damoclès du temps qui passe et mène inexorablement l’Homme vers sa fin. L’œuvre de Jean Rustin était déjà une vanité, réflexion sur le temps et sur les artifices du monde. Ce monde, pour Jean Rustin, c’était la France d’après 1968. C’était la France de gauche, atteinte par la désillusion du Printemps de Prague, mais aussi celle qui entrait dans une ère médiatique, dans toutes les illusions consommatrices, enfin, dans la multiplication des images idéalisées et surtout qui annonçait la fin de la peinture. La France allait connaître et participer activement à la consécration des nouveaux supports. Alors, quand Jean Rustin abandonne la peinture abstraite, quand il choisit comme « pommes de Cézanne » un homme et une femme qui vont, avant toute chose, lui permettre de faire de la peinture, il choisit de montrer ce que l’on ne veut plus voir, la réalité d’une condition humaine commune, loin de tous les artifices qu’implique la vie sociale. Il a désocialisé, il a présenté une humanité mise à nu, face à elle-même dans un instant de vérité, et dénoncé, peut-être, une incapacité grandissante à  communiquer. La sexualité s’est imposée comme acte symbolique capable de cristalliser le problème de la communication.

Jean Rustin/Fondation Jean Rustin
Les Copines, Jean Rustin, 2006.

Pour cette raison, l’acte sexuel, dans la peinture de Jean Rustin, est un temps d’arrêt, où les personnages semblent se figer pour observer ceux qui les regardent, c’est-à-dire nous. La peinture de Jean Rustin ne laisse personne indifférent. Par ce sujet étrangement beau et significatif, qui provoque un effet miroir, le peintre nous pousse inévitablement à nous interroger sur notre existence, notre rapport à nous-mêmes, certes, mais aussi aux autres et par effet exponentiel, au monde. Nous vacillons, face à  un tableau de Jean Rustin, entre l’ombre et la lumière, essentielle, entre le bien, le mal, le beau, le laid, l’envie de fuir ou accepter d’en faire partie. Nous sommes viscéralement concernés. Quand Louis-Ferdinand Céline a noté, à  partir de la publication de Voyage au bout de la nuit, en 1932, les contradictions d’un monde qui se transformait (la France de l’entre-deux-guerres), l’obsession de l’héroïsme qui engendre la perte de sentiments humains salvateurs pour l’âme, sa littérature n’en fut pas moins substantielle. Par un langage musical et émotif, Céline redonnait à  l’homme ses lettres de noblesse en le présentant dans toute la complexité de sa nature et en revendiquant son droit à la vulnérabilité. Ferdinand Bardamu est un homme en proie à  l’angoisse, confrontée à  l’effroi du champ de bataille (métaphore de la vie ?), qui inspire la compassion. Rustin est arrivé à cette évidence par les moyens de la peinture et a traduit sa propre philanthropie en substance picturale. Sa peinture est celle d’un virtuose qui chante l’homme dans la lumière de ses imperfections. A travers l’acrylique, qu’il a su faire sonner dans des gris d’une exceptionnelle vibration, Jean Rustin nous rappelle qui nous sommes et cette leçon est réconciliatrice. Son travail et son œuvre ont redonné à la peinture française contemporaine ses lettres de noblesse. C’est dans l’œuvre de Jean Rustin que se sont mêlés le triomphe de la peinture et le triomphe de l’humanité. Depuis 1947, dans son atelier de la banlieue parisienne, Jean Rustin a composé un ensemble qui, désormais, appartient au monde, s’intègre dans l’histoire universelle de la peinture, car, bien entendu, en ne voulant faire que de la peinture, avec amour, il s’est mis à  parler le langage du Monde. Ce sont nos yeux puis nos cœurs qui reçoivent aujourd’hui ce message, diffusé dans une matière virevoltante, déposée sur la toile, probablement au rythme du souvenir de ces sonates de Bach et Schubert que le peintre a si souvent interprétées.
Charlotte Waligòra, 2009.

Quelques dates

1928 Naissance à Montigny-lès-Metz, en Moselle. Il est le cadet d’une famille de cinq enfants.
1947 Il s’inscrit aux Beaux-Arts de Paris.
1949 Il épouse Elsa.
1971 L’importante rétrospective organisée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris marque un tournant dans le travail du peintre.
1982 Autre rétrospective organisée à Créteil, celle-ci très controversée.
1994 Création de la Fondation Jean Rustin à Anvers.
2001 Rétrospective à La Halle Saint-Pierre, à Paris.
2007 Installation de la Fondation Jean Rustin à Paris (fermée en 2012).
2009 Sous l’impulsion d’Olivier Kaeppelin, alors délégué aux Arts plastiques, le Fonds national pour l’art contemporain a acquis pour la première fois une toile de Jean Rustin : La Fille, 1997.
2011 Jean Rustin – Dans nos yeux à la Fondation Jean Rustin, à Paris.
2013 Je suis innocent, exposition de dessins à la Galerie Béatrice Soulié, à Marseille.

Crédits photos

Image d’ouverture : L’idiote © Jean Rustin, photo Lionel Hannoun – Le portrait est crédité © Jean Rustin, photo Lionel Hannoun – Toutes les autres photos sont créditées © Jean Rustin, courtesy Fondation Jean Rustin

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