Francesca Caruana à Perpignan – L’élan vertical

Le centre d’art contemporain A cent mètres du centre du monde, à Perpignan, accueille jusqu’à la fin du mois Recto/Otcer. L’exposition est un concentré de l’œuvre de Francesca Caruana. Non pas que l’artiste y présente de manière exhaustive la diversité de ces travaux, mais plutôt la quintessence. Voyage dans l’ailleurs.

Avant même de toucher les œuvres du regard, la question du titre de l’exposition se pose. Recto/Otcer suppose un renversement de lettres. Comme si l’artiste regardait son travail dans une glace, changeait de continent en écrivant de droite à gauche ou, plus radicalement, passait de l’autre côté du miroir. Les glissements dans l’œuvre de Francesca Caruana ne sont jamais fortuits. Ils impliquent à la fois la pensée et le geste, l’intelligence et le sentiment. « A la croisée d’images et de mots, j’ai intitulé initialement mon exposition Recto/Verso, tout en sachant que la vision dessus et derrière coinçait la chair de la peinture dans de l’infra-mince. Il y avait autre chose, indicible. Puis un ami m’a suggéré « Otcer », anagramme de recto, plutôt que verso. Vision si pertinente du repli de soi-même, et non sur soi. Recto, ce visible donné à voir à tous, qui affiche l’épaisseur de son corps, à l’image de notre présent et de ma propre antériorité plastique. Puis, OTCER a pétri sa version du verso, au plus près de la relation entre dire et faire… Verso devint un bavardage. Otcer s’affirme : les œuvres actuelles confirment différemment les signes surgis du passé. »*  Un passé qui, inexorablement, se condense et se cristallise sur son enfance au Maroc, les origines maltaises de son père, la messe du dimanche, les vols d’hirondelles, les teintes sableuses des rues de Casablanca… Enfance, un mot auquel elle est tentée de mettre un H comme pour handicap. Tentation née de l’expérience du désarroi, de l’arrachement à la terre natale, du désastre de l’émigration. Des années qui ont forgé chez elle cette hyper-sensibilité qu’elle déteste. « Je fais avec les turbulences constamment présentes de cette enfance, vers lesquelles je retourne par l’écriture et dont je m’éloigne par la peinture. Quand je réalise des installations, je suis à un point d’équilibre, une sorte de zone de suspens où ce qui vient finit toujours par prendre place. »

Francesca Caruana, photo MLD

Dans l’espace du centre d’art contemporain A cent mètres du centre du monde, à Perpignan, les œuvres respirent. Elles sont là à l’unisson, s’appelant et se répondant, jouant la partition intime de l’artiste, mais sans oublier d’éveiller chez le regardeur le sentiment d’un tout. Il n’est pas dans le travail de Francesca Caruana des excroissances qui ne diraient rien à l’ensemble, des installations qui se désolidariseraient des peintures. « Tout se passe comme si les installations étaient les commentaires étonnés de ces dernières ; elles “disent” plus, tout en prenant des raccourcis. Par exemple, lier un os avec un bout de bois marque autant le souvenir d’une émotion vécue en milieu tribal que la version maîtrisée par le plaisir de peindre. Le point de vue est plus direct, plus brut, mais il ne remplit pas toute la fonction mentalisée de la peinture. Il se donne en spectacle et se rend accessible par la familiarité des matériaux. Tout le monde sait ce qu’est un os ou une touffe de paille, un amoncellement de feuilles, mais dès qu’il y a une tâche de peinture, on est dans un univers autre, de bascule, de translation. »

Dans l’espace principal, un chemin de copeaux d’un marron profond sert de miroir étroit au plafond composé de poutres de bois. Cet axe surplombé par des pièces suspendues, tels des pièges à rêves, et transpercé de bâtons à l’allure chamanique agit comme la colonne vertébrale de l’exposition. Tout ici évoque un rituel. « Ce qui m’attire, c’est la simplicité du possible, l’invention de nouveaux rites en détournant le rite réel : associer une arène de sable avec des centaines d’œufs durs revient à faire une figure au sol, qui occupe un espace, qu’on devra contourner, franchir, et qui représente un point de convergence entre le hasard et le construit, la peinture et le tracé. Le rite n’est vécu que par moi, je ne suis pas dans l’efficacité magique, juste dans la possibilité de signaler, d’apprivoiser une forme de pensée qui n’est pas dominante, qui n’a pas de canon bien qu’ayant des codes et qui, de plus, permet de revisiter notre notion d’art, en bougeant le curseur des critères tout-puissants, gonflés des prérogatives occidentales. » Cet intérêt pour les peuples anciens, et notamment les Kanaks, innerve l’ensemble de son œuvre. Si Francesca Caruana a étudié la culture et les traditions de ce peuple, il n’est question pour elle ni d’imiter, ni de détourner, mais bien d’inventer son propre langage plastique. Fixés à même les murs blancs, de grands papiers aux couleurs contenues par un trait noir tissent des liens avec l’installation. Ils ne cachent rien de leur réalisation. Tous les passages de matières, toutes les superpositions sont visibles. La peinture donne le fond, le dessin la structure. A droite, des agrandissements de photos travaillés au pinceau font surgir la figure de l’artiste au cœur de son travail de peintre. « Pour cette exposition, certains de mes gestes picturaux répondent à des repères culturels kanaks rencontrés dans le passé, liés à des repères de ma propre culture occidentale. Ainsi, des grimaces – faites avec soin en 1976 au sein des Beaux-arts ! – ont fait collusion avec différentes zones d’inscription du masque kanak, le geste de couleurs a pris les formes de l’igname ou du tressage, les suspensions ont gardé la structure des monnaies traditionnelles, les bâtons s’illustrent dans le combat des mémoires et les installations subliment le choc entre mythes ! »

Francesca Caruana, photo MLD

Francesca Caruana, photo MLD

Dans une pièce à part, la vidéo-installation Les 100 coups de bâton de Kwê illustre parfaitement ce propos. Une statuette de la Vierge en guise de « tête », le long bois est posé dans un angle de murs. Sur l’écran, seul le haut de la « crosse » est visible et se balance de gauche à droite au rythme d’un chant tribal. « Je ne conçois l’être vivant qu’en lien avec autre chose, un autre être, le milieu naturel, les objets. Le lien est une source de créativité. Il invente des rapports qui n’existent pas. Dans la vie coutumière kanak, le lien est le nom de l’aiguille, kwê, qui sert à faire le toit de la case du chef. Le lien est le contraire de l’autorité. C’est ce qui coud ensemble les esprits, la loi et la transgression, c’est le vecteur de l’invention, l’antonyme de la répétition. Après, si je devais considérer le lien d’un point de vue pratique, quelle histoire ! Depuis que l’homme a assemblé une pierre et un morceau de bois, un os et un crin de cheval, ça a donné l’outil et la parure. Alors, faire tenir ensemble deux formes, deux objets, deux idées, c’est trouver la bonne ligature, la bonne matière de tolérance. » A quelques mètres, trois cercles de métal, habités chacun par une forme différente, sont accrochés en ligne. La figure centrale porte un Christ installé sur une croix de ficelle. A l’intérieur des deux autres, des os prennent la place habituelle des deux larrons. Si Francesca Caruana joue encore des liens et des appropriations, elle prend également soin de s’inscrire dans le fil de l’histoire de l’art en lui empruntant une de ses figures iconographiques parmi les plus répandues. Pavant une fois encore son singulier chemin de tradition.

En mezzanine, attendent trois dessins que l’on aborde comme un triptyque dont le volet central déborderait sur les autres. Ils montrent trois nids vides. Heureusement quittés ou désespérément abandonnés ? Pour les accompagner, des feuilles à distance respectueuse arborent des formes vives qui ne demandent qu’à s’échapper. Des oiseaux, assurément. Ils virevoltent, se regroupent, dessinent des courbes, des envolées. Ils n’ont ni pattes, ni têtes mais leur énergie est intacte et leur capacité à évoluer ensemble explose à notre barbe. En parallèle, un banc immense accueille une succession de nids et de bocaux en verre habités. Ici, une mâchoire, là un coquillage. Comme à son habitude, l’artiste a poli les os au point qu’ils ressemblent désormais à des objets de marbre. Débarrassés de leurs oripeaux de chair, ils accèdent à l’éternité. Un élan bien vertical. Tout le travail de Francesca Caruana explore cette complexité des hommes qui, les pieds sur terre, passent leur temps à chercher le ciel. « Ce que je fais s’inscrit dans le corps de quelqu’un, sa sensibilité, son intellect. C’est le lieu de l’art, avant d’être dans tout musée. »  Assurément.

* Les citations de cet article sont extraites, d’une part, d’un texte écrit par l’artiste pour Recto/Otcer et de deux interviews données à ArtsHebdo|Médias en mars 2011 et mars 2013. L’art du lien et Entre quatre-z-yeux

Contact > Recto/Otcer, jusqu’au 31 mai au  Centre d’art contemporain À cent mètres du centre du monde | ACMCM, 3, av. de Grande Bretagne, 66000, Perpignan, France.
Tél. : 04 68 34 14 35 www.acentmetresducentredumonde.com.
Site de l’artiste

Crédits> Les 100 coups de bâton de Kwê © Francesca Caruana, photo MLD,
Vue de l’exposition Recto/Otcer © Francesca Caruana, photo MLD,
Vue de l’exposition Recto/Otcer © Francesca Caruana, photo MLD,
Vue de l’exposition Recto/Otcer © Francesca Caruana, photo MLD,
Vue de l’exposition Recto/Otcer © Francesca Caruana, photo MLD,
Vue de l’exposition Recto/Otcer © Francesca Caruana, photo MLD

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