A l’occasion de ses 150 ans, la maison limougeaude Bernardaud a invité une quinzaine de plasticiens, photographes et cinéastes* à créer avec, ou autour, de ce matériau singulier et précieux qu’est la porcelaine. Le fruit de ces collaborations inédites – assiettes, reportages photographiques et film – est exposé jusqu’au 17 mai au lieu d’art La Vitrine.am, dans le 1er arrondissement de Paris. Voici quelques extraits de témoignages d’artistes ayant chacun travaillé à la création d’un service d’assiettes.
Sarkis : « Le service Kintsugi est constitué de douze assiettes distinctes, dont le décor se poursuit au verso. Deux idées m’ont inspiré : d’abord celle de recevoir à dîner douze personnes très différentes et de se poser la question : “Vont-elles aller ensemble et s’entendre ?” ; ensuite, la fascination que j’ai pour une technique japonaise appelée Kintsugi, datant du 16e siècle et qui consiste à rendre visible des réparations sur céramique faites, après cuisson, avec un mélange de laque et d’or, donnant ainsi à la pièce une valeur esthétique supérieure. Le propos du service pourrait se résumer à “l’archéologie du futur”, à savoir que même si les assiettes existent en de nombreux exemplaires, je les ramène à l’unité originelle. »
Marlène Mocquet : « La porcelaine me fait penser à de la peau, il y a un côté très translucide et solide en même temps. La matière m’a attiré comme l’idée de travailler sur le constat que l’on se retrouve de moins en moins autour d’une table, et de voir comment mon travail pouvait fédérer une vie familiale, une vie sociale. J’ai pensé ces assiettes comme des plats, il suffit de regarder leurs titres : Escargot à la force de Coriolis, Nage d’or d’hommes meringués, Essaim de volailles condimentées, etc. J’ai peint directement sur les assiettes comme je le fais avec mes toiles – je prépare des mélanges de matières organiques aléatoires et improbables et j’observe les changements pendant le séchage –, inspirée par le fait d’imaginer que des personnes allaient manger dans mes peintures et découvrir le paysage ou l’histoire du plat, car chaque plat a une histoire. »
Alekos Fassianos : « J’ai toujours beaucoup aimé la céramique et en particulier celle de la Grèce antique. En tant que Grec, je suis forcément influencé par l’histoire de mon pays. Petit, je vivais dans une maison entourée de statues de dieux de la mer, elles étaient dans la terre jusqu’au buste, on croyait que c’était des géants et on jouait parmi ces antiquités. Comme dans mes tableaux, on retrouve dans ces assiettes les dieux et héros grecs de la mythologie : Hermès, Neptune, Icare, Déméter, Pan, Alexandre et Bucéphale, que j’aime à représenter, comme la tradition l’exige, dans leur environnement naturel. On y retrouve aussi les couleurs que j’aime : rouge comme le feu, bleu comme la mer et or comme le ciel doré des icônes byzantines. Sur la porcelaine, mes dessins deviennent encore plus lumineux grâce à la transparence de la matière, c’est ce qui me plaît. »
JR et Prune Nourry : « Dans ce projet, Prune et moi voulions mettre en avant “l’outil” le plus essentiel pour l’homme : ses mains, qui peuvent se transformer à la fois en contenant pour boire et en couverts pour manger. Dans une famille, un service de table peut venir d’ancêtres, dont on n’aura reçu qu’une photo et des assiettes. Ici, ce sont nos mains qui sont photographiées ; nos descendants auront directement la photo sur l’assiette ! Nous habitons par ailleurs tous les deux à New York et y avons initié une communauté d’artistes où l’on donne de grands dîners chaque mois. La table est un centre névralgique où l’on partage le goût des bonnes choses, l’art de bien vivre ! Enfin, nous avons realisé notre première exposition ensemble – Toit et Moi, il y a bientôt 10 ans. Autant de raisons qui font que ces assiettes constituent pour nous une collaboration logique et symbolique. »
Jean-Michel Alberola : « Je suis parti des murs peints que j’ai réalisés au Palais de Tokyo, à Paris, et qui ont été repris sous forme de lithographies. J’ai ensuite sélectionné des détails de façon à ce qu’on ne voie ni image, ni texte, en entier. Je ne voulais par ailleurs pas couvrir toute l’assiette, car j’aime voir les aliments sur un fond blanc. Ce qui m’intéresse, aussi, ce sont ses limites : je ne peux pas déborder à l’extérieur, mais je peux déborder un peu à l’intérieur… La difficulté était de réussir à faire 12 assiettes complètement différentes et unifiées uniquement par le graphisme. La différence au sein d’un même projet, c’était ça le défi à relever ! »* Douze plasticiens : Jean-Michel Alberola, Marco Brambilla, Sophie Calle, Alekos Fassianos, Jeff Koons, Michael Lin, David Lynch, Marlène Mocquet, Nabil Nahas, Prune Nourry & JR et Sarkis ; trois photographes : Sophie Brändström, Jean-Christophe Ballot et Antonin Bonnet ; deux cinéastes : Benjamin Duval et Jean-Pierre Gavini.
Michael Lin : « Depuis 15 ans, le textile traditionnel taïwanais est au cœur de mon travail. II évoque ma relation à la tradition de mon pays ainsi que la situation de Taïwan par rapport au monde et à la Chine. Mon œuvre a par ailleurs un rapport avec l’architecture, plus qu’avec la peinture. Contrairement à un tableau, devant lequel il se crée une certaine mise à distance, j’aime que les gens soient “dans” mon travail. Ce projet a donc constitué un réel défi qu’était celui de changer d’échelle, mais j’avais très envie de travailler sur des assiettes dont on pourrait se servir tous les jours et qui créeraient, à table, un lien entre les gens, de la même façon que mes œuvres rassemblent les gens dans des espaces citadins. II faut penser ces assiettes comme des morceaux de paysages, au sein desquels un appareil photo aurait capturé différents plans, plus ou moins rapprochés. »
Nabil Nahas : « Suite à un ouragan, des milliers d’étoiles de mer se sont échouées sur une plage des Hamptons, à Long Island dans l’Etat de New York, où j’avais une maison. Cette vision impressionnante a fait que l’étoile de mer – élément naturel géométriquement structuré, module des arabesques islamiques, du pentacle – est devenue la base de mes tableaux. Quand la maison Bernardaud m’a proposé de participer à ce projet, il m’a paru évident qu’un support circulaire serait idéal pour étaler mes étoiles. La tactilité de la porcelaine, la brillance des émaux, une image de rêve… un apport séduisant à l’art de la table. Une étoile de mer est un échinoderme, et non un crustacé : à ne pas consommer. »
Sophie Calle : « Ce qui me plaît beaucoup avec ces assiettes, c’est de créer une sorte de rituel pour compliquer la vie des gens, les obliger à s’asseoir dans l’ordre, à être six à table, à ne jamais en casser. Et puis, il y a aussi un aspect plus privé. J’aime manger dans l’assiette des autres, j’ai toujours l’impression que c’est meilleur. Et donc, dorénavant, j’aurai la possibilité d’aller voir dans l’assiette de l’autre, peut-être pas pour me servir mais pour m’en approcher avec un prétexte, même si je connais déjà l’histoire ! »
Marco Brambilla : « La Cène me fascine depuis mon plus jeune âge. Sachant qu’une grande partie de mon travail est à base d’échantillonnage et se fonde sur une réinterprétation d’œuvres entrées dans l’histoire de l’art, j’ai vu dans la proposition de Bernardaud l’occasion rêvée d’une autre “ré-invention”. Ma version de la Cène repéesente des personnages de cinéma disposés selon une composition identique à l’original. Il y a douze “variations” de la fresque de Léonard de Vinci, chacune représentant un messie entouré d’un groupe de disciples différent. Ce service de table est une réinterprétation ludique de la Cène, revisitée par la culture pop, ce qui devrait fournir d’intéressants sujets de conversation une fois la table mise. »
Jeff Koons : « J’ai toujours été intrigué par la porcelaine, par l’aspect aussi bien financier que sexuel de ce matériau. La porcelaine se rétracte dans le four – cette matière a donc une texture dense. C’était par ailleurs le matériau des empereurs, mais il a été démocratisé et, de nos jours, tout le monde peut en profiter. C’est pour ces qualités que j’ai utilisé la porcelaine dans la sérieBanality. Et je suis vraiment très heureux de faire partie de la collection Bernardaud. »