La force de l’art 3/5 – Mounir Fatmi : face à la « censure » en France

Plasticien et vidéaste né à Tanger, le Marocain Mounir Fatmi s’interroge sur la désacralisation de l’objet religieux, la fin des dogmes et des idéologies. Récemment, à Toulouse, une de ses œuvres représentant des versets du Coran a été retirée de l’espace public car jugée « blasphématoire ». Aujourd’hui, c’est à l’Institut du Monde arabe (IMA) qu’une autre œuvre est censurée.

ArtsHebdo Médias. – Vous affirmez que l’Institut du Monde arabe (IMA) a refusé d’exposer une de vos œuvres, intitulée Sleep, dans le cadre de l’exposition 25 ans de créativité arabe qui vient d’être inaugurée. Que s’est-il passé ?

Mounir Fatmi. – Oui, je qualifierai tout simplement cette situation de censure. Il n’y a pas d’autre mot. J’ai proposé cette œuvre en janvier dernier. Le projet était clair. Le commissaire de l’exposition Ihab El Laban était d’accord. J’ai reçu un contrat pour l’œuvre en question et j’ai même reçu dans mon atelier à Paris trois personnes de l’IMA qui ont pu s’assurer de l’avancement du travail en visionnant un premier montage de Sleep. Puis, brusquement, le 20 juillet, je reçois un coup de téléphone d’Aurélie Clemente-Ruiz, la directrice du département des expositions, qui m’annonce que cette œuvre ne pourra pas être montrée dans le cadre de 25 ans de créativité arabe. Entre janvier et juillet, plus de six mois se sont écoulés durant lesquels j’ai travaillé sur ce projet ! Pour finalement m’entendre dire que cette œuvre est « très sensible », que l’exposition doit voyager dans les pays arabes et que les partenaires de l’exposition ne veulent pas qu’on parle de Salman Rushdie. Dans Sleep, je montre une représentation virtuelle de Salman Rushdie en train de dormir. Il n’y a aucune provocation. Et pourtant, on m’a poussé à changer le projet.

Pourquoi avez-vous accepté d’être malgré tout présent dans cette exposition, avec une autre œuvre, une vidéo consacrée aux Temps modernes, inspiré du film de Charlie Chaplin ? Pourquoi révéler cette censure seulement maintenant ?

Parce que l’exposition commence maintenant et que l’œuvre que je montre ne représente ni le choix du commissaire de l’exposition ni le mien. Sur le coup, j’avais décidé de quitter l’exposition et d’écrire un article sur la censure et l’autocensure dans le monde arabo-musulman par rapport aux artistes plasticiens, aux écrivains et aux poètes. Mais, réflexion faite, j’ai préféré pouvoir évoquer ouvertement cette question de censure. Si on pousse des artistes arabes à faire leur propre autocensure à Paris, vous pouvez imaginer ce que subissent ceux qui vivent en Tunisie, au Maroc ou au Yémen.

Photo Zarhloul
Mounir Fatmi.

Qui sont les responsables de ce revirement selon vous ? L’IMA, les partenaires…

Pour moi, c’est l’Institut du Monde arabe qui est en cause. L’institution devrait protéger les artistes, les défendre et surtout tenir ses engagements. L’IMA doit prendre ses responsabilités. S’il n’est pas capable de montrer des œuvres d’artistes contemporains arabes à Paris, dans ce cas, qu’il ne fasse pas d’exposition ! Je maintiens que cette vidéo sur Salman Rushdie avait sa place dans une exposition qui prétend évoquer 25 ans de créativité arabe. Le problème de Salman Rushdie fait partie du monde arabo-musulman. On ne peut pas l’ignorer ! Sinon, on se voile la face. On fait l’autruche. Ce qui me choque le plus, c’est que tout cela se déroule à Paris. J’ai l’impression d’être utilisé pour cautionner une certaine liberté que je n’ai pas.

Pensez-vous que ce problème aurait pu avoir lieu dans d’autres institutions, à Beaubourg, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris… Il y a une plus grande sensibilité aux questions liées à l’islam à l’Institut du Monde arabe…

Je ne sais pas. Je n’en ai aucune idée. La seule chose que je peux dire à toutes les institutions, c’est que les associations de culte musulman, ou chrétien, ou juif, ne sont pas composées de critiques d’art, et on n’a pas besoin de prendre leur avis. Si on doit prendre leur avis sur telle ou telle œuvre, c’est que les critiques d’art ont complètement démissionné. Dans ce cas-là, ce sont les imams de mosquées et les prêtres qui vont bientôt écrire dans Art Press et Beaux-Arts Magazine ! Cette situation devient très compliquée.

L’IMA peut-il changer de position ? En appelez-vous au ministère de la Culture ?

Non, je ne fais appel à personne. Je ne compte sur personne, j’ai toujours appris à me battre seul et surtout dans des situations de ce genre où rapidement tout le monde tourne sa veste en essayant de regarder ailleurs. Concernant l’IMA, je crois malheureusement que c’est trop tard ! Quoi qu’il arrive, cela montre l’extrême fragilité de cette institution.

A Toulouse, très récemment, une de vos œuvres représentant des versets du Coran a été retirée. Aujourd’hui, vous révélez qu’une de vos œuvres a été refusée par l’IMA… Comment réagissez-vous ?

Je suis très affecté. En quelques jours, j’ai connu une grande désillusion. Je ne sais plus où je vis. Je ne comprends plus. À Toulouse, mon œuvre était dans l’espace public… ce qui explique peut-être certaines choses. Là, nous sommes dans une institution qui accueille un public averti, qui paie un billet pour voir des œuvres. Or, cette institution a peur de montrer une image virtuelle de Salman Rushdie ! Cela me dépasse. Pour Toulouse, certaines personnes sont allées jusqu’à me dire que c’était de ma « faute », et qu’ « une œuvre avec de la calligraphie du Coran ne pouvait que choquer ». Non, cela fait presque une année que j’ai commencé à travailler sur le projet. Et le projet de Sleep, je l’ai commencé en 2005. Je ne pouvais pas savoir que Mohamed Merah allait terroriser la ville de Toulouse, je ne pouvais pas savoir qu’un producteur de Los Angeles allait faire un film sur le Prophète, ni que Charlie Hebdo allait sortir des caricatures, ni que Salman Rushdie allait sortir sa biographie. La question que je me pose maintenant est la suivante : jusqu’où l’IMA a poussé les artistes à faire leur propre autocensure ? Que voit-on dans cette exposition ? Quelle légitimité a-t-elle ? Reflète-t-elle vraiment un quart de siècle de création ? C’était le moment ou jamais d’être critique, d’être juste…

L’influence de la religion, son interprétation plus ou moins rigoriste, est importante pour un artiste arabo-musulman. Comment vous positionnez-vous par rapport à l’islam et au Coran ?

Mon travail concerne avant tout le langage, l’écrit, les écritures que ce soit la philosophie, les textes religieux ou autres. Ce qui m’intéresse quand je travaille avec le Coran, c’est qu’il peut être aussi un livre d’histoire. Peut-être aussi un livre d’archives. Il n’y a pas que les religieux qui ont le droit de l’utiliser. Les historiens, les artistes, les journalistes peuvent le faire aussi. On nous dit que ce livre peut tout expliquer et on nous empêcherait de l’ouvrir, le mettre en face de son histoire contemporaine. Je trouve que c’est insensé ! Ce livre, j’ai le droit autant qu’un religieux de pouvoir l’ouvrir, d’essayer de le comprendre et faire une interprétation ou une proposition. Je ne parle pas seulement du Coran mais de la notion même du livre sacré, de l’idée de religion. Je ne suis pas le seul artiste à me porter à la frontière de la religion. On a vu récemment ce qui s’est passé en Russie avec les membres du groupe Pussy Riot. Qu’ont-elles fait ? Une petite performance dans une église… Et elles se retrouvent condamnées à deux ans de camp ! L’an dernier, la photographie Piss Christ de l’artiste américain Andres Serrano a été détruite à Avignon. Des exemples comme ça, il y en a beaucoup. Il ne faut pas qu’on s’arrête à l’intégrisme musulman. La question de la religion est essentielle. On a dit que le XXIe siècle serait religieux. Mais on a l’impression aujourd’hui que tout le monde doute de sa religion… Et qu’il y a une sensibilité énorme vis-à-vis de ce sujet, qu’on n’aurait pas le droit de toucher.

Selon vous, est-ce un des derniers tabous qui brident la créativité des artistes contemporains ?

Bien sûr !

Parallèlement à votre travail sur le Coran, vous avez également abordé la religion catholique avec une œuvre controversée réalisée à base d’eau bénite transformée en glaçons. Cette œuvre n’a pas laissé indifférent. Avez-vous déjà été l’objet de menaces ?

Oui, mais encore une fois je pense que mon travail pousse à la réflexion et pas à la violence. Ces glaçons d’eau bénite relevaient de l’expérimentation. L’art est un laboratoire d’expérimentation. Le glaçon d’eau bénite était une métaphore pour montrer les limites du sacré. Quand l’eau devient-elle sacrée? C’était aussi une œuvre complètement éphémère. Je suis toujours surpris devant les réactions violentes, surtout ici en Europe. Quand il s’agit de pays arabes, je peux comprendre car la démocratie est en train d’émerger petit à petit. Mais en Europe, c’est terrible ! J’ai lu récemment cette jolie phrase : « Le mot chien n’a jamais mordu personne. » Pour moi qui travaille sur le langage, cela résume tout. Nous les artistes, nous faisons des propositions artistiques, nous essayons de lancer des débats… Mon travail s’articule autour du langage… Lorsque je suis confronté à des polémiques du genre de celle du Printemps de septembre à Toulouse ou ce qui se passe actuellement avec l’IMA, je sais que mon travail ne va pas être vu comme il devrait l’être. On ne verra plus ces deux œuvres sans le filtre de censures et de polémiques, ce qui dénature complètement mon travail.

On pourrait vous qualifier de provocateur ou de blasphémateur… Si vous aviez le choix, quel terme choisiriez-vous ?

Je ne pourrais pas faire de choix ! C’est comme si vous me demandiez de choisir entre la peste et le choléra ! En tant qu’artiste, je me définis comme un travailleur immigré. Je travaille, je voyage et j’expose là où on m’invite. Là où je suis, je suis un immigré et un travailleur…

Crédits photos

Image d’ouverture : Technologia © Mounir Fatmi – Portrait de Mounir Fatmi © Photo Zarhloul

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