Analyse – Les Rénovateurs de la Figuration française

Charlotte Waligora réunit Jean Rustin, Bernard Dufour, Leonardo Cremonini, Paul Rebeyrolle et Dado et revient sur un phénomène singulier initié dans la peinture française contemporaine. L’historienne de l’art entame ici une série d’articles consacrée à la peinture contemporaine dans l’Hexagone. Ce premier texte met en lumière la communauté d’inspiration de cinq peintres particulièrement attachés à la figure humaine, mais pas seulement…

Un soir de 1971, Jean Rustin, peintre abstrait commercialement établi, observe et rejette tout à coup les fruits de vingt ans de travail : sa peinture présentée au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Dans les jours qui suivent l’inauguration de cette exposition personnelle en haut lieu, il décide de rompre définitivement avec son vocabulaire et ses palettes chatoyantes, s’enferme dans l’atelier de Bagnolet et n’en sort quasiment plus pendant deux ans. Deux années au cours desquelles il s’attache à « redonner à l’homme un visage et un corps », comme le précisait récemment l’éditeur et fondateur de L’œuf sauvage, Claude Roffat. Naîtra de ce recul une œuvre qui glissera pas à pas vers la vanité contemporaine telle que Jean Clair la qualifia tout d’abord.

Au côté de Jean Rustin, distinctement mais presque simultanément, quatre peintres aborderont, en France, une problématique similaire : Bernard Dufour – né en 1922, il devient peintre dans le Paris de l’après-guerre –, Leonardo Cremonini – né en 1925 à Bologne († 2010), il s’établit à Paris à partir de 1950 –, Paul Rebeyrolle – né en 1926 († 2005), il rejoint la capitale à la Libération – et Dado – né en 1933 († 2010) au Monténégro, il arrive en France le 15 août 1956. Contemporains de Jean Rustin, qui est né en 1928 et débute sa formation artistique dans la capitale en 1947, ils partagent le même destin de peintres figuratifs dans le Paris de l’après-guerre et inaugurent dans un contexte précis une réflexion picturale sur la nature humaine.Le destin humain après les premières barbaries du XXe siècle 

Sans manifeste, sans réunions, les coïncidences restent troublantes chez ces artistes qui ont traversé la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences sans fin ayant définitivement transformé le visage du monde. Il serait aisé de conclure que la figuration surréaliste – de Bellmer notamment – a sans aucun doute laissé de nombreuses empreintes et que le sujet était dans l’air du temps. Il semble cependant plus évident que l’époque trouble qu’ils ont traversée, celle de la découverte des images des camps d’extermination dont l’Europe ne se remettra jamais, celle d’une sensibilité politique majoritairement orientée à l’extrême gauche pour Jean Rustin, Dado, Paul Rebeyrolle, suivie de la désillusion du Printemps de Prague, ne les ait invités à réfléchir à la place de l’homme et au destin d’une humanité qui se situait alors à un carrefour : le carrefour européen, marqué par la mondialisation naissante et l’avènement de la société de consommation. Un carrefour qui devait, pour l’homme contemporain, engendrer le sentiment d’une confusion profonde.

Dado et Leonardo Cremonini furent les premiers d’une génération de peintres – si l’on excepte le misérabilisme de Francis Gruber et les figurations de Bernard Buffet, Roger-Edgar Gillet, Jean Jansem, Zoran Music – à poser picturalement, rénover, la problématique du destin humain après les premières barbaries du XXe siècle, quelle que soit l’apparence que revêtiront plus tard leurs caractères. Mais chacun aura contribué, entre 1955 et 1975, à interroger la place de l’homme, qui naquit de leur pinceau dans l’éclatement initial de la figure humaine, réduite tout d’abord à un tas de viande visible sur les tableaux d’époque.

Leonardo Cremonini
Les fragments du corps aimé, Leonardo Cremonini, 1977-1978
Dado inaugure sa figuration dès le milieu des années 1950, alors qu’il étudie à Herceg Novi et à l’Académie des beaux-arts de Belgrade, affirmant déjà une appréhension de l’humain à partir du corps, entendu dans sa dimension organique et dermatologique. A la même époque, Leonardo Cremonini peint initialement des corps aux apparences de carcasses de viande, tandis que Paul Rebeyrolle fait émerger la chair de la matière picturale. Jean Rustin campe, quant à lui tardivement, à partir de 1971, une femme désarticulée au sol. En réalité, il rassemble, plus qu’il ne déconstruit, les tripes et fragments de corps qui se situaient depuis 1966 en apesanteur dans des compositions qui n’étaient déjà plus abstraites. Bernard Dufour, enfin, peint des corps – toujours – squelettiques, presque radiographiés sur des toiles sans traitement de fond, qui furent notamment présentées au Centre Pompidou dans le cadre de l’exposition Topino Lebrun et ses amis de 1977. La France connaît ainsi cinq peintres qui, au cours d’une même période, appréhendent l’humain dans sa réalité physique et organique et qui ne s’inscrivent aucunement dans le repérage des grandes tendances d’alors, figées par l’historien.

Au cours de la décennie 1965-1975, c’est Pierre Gaudibert qui met en marche une forme de reconnaissance de ces artistes, exposant Leonardo Cremonini en 1968, Jean Rustin en 1971. Il vient de fonder l’ARC du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, qu’il dirigera jusqu’en 1973. Il qualifie alors Rustin de « peintre-peintre », expression ainsi traduite trente ans plus tard par l’artiste : « Quand Pierre Gaudibert a parlé de moi comme d’un peintre-peintre c’était une « injure », en quelque sorte. Le terme est peut-être un peu fort… En tout cas, c’était une critique. Le peintre-peintre n’avait pas de sujet. Je me rappelle très bien qu’en 1971, quand j’ai décidé que j’arrêtais la peinture abstraite, je me suis dit que je choisirai un seul sujet et que je n’en changerai pas jusqu’à ma mort. C’est un peu ridicule… Quoi qu’il en soit, il n’y avait qu’un seul sujet possible pour moi, c’était de faire des corps nus […]»La peinture leur a toujours inspiré une véritable forme de jubilation

Dans les années 1960, en effet, l’art parisien voit deux tendances artistiques majeures naître et s’épanouir : la réalité sociale et la figuration narrative ; suivent le renouveau de l’art conceptuel, de la performance et de ses « dérivés », motivés par l’avènement du Body Art. Selon Jean Rustin, se démarquer de l’une ou l’autre tendance représentait un risque de disparition des champs de visibilité, mais qu’importe. Les cinq seront initialement soutenus par des acteurs privés et aujourd’hui mythiques du monde de l’art français : Daniel Cordier pour Dado, la galerie Isy Brachot pour Rustin et Dado, la galerie Maeght puis Jeanne Bucher pour Rebeyrolle (qui présente également Dado), la galerie Claude Bernard pour Cremonini et Rebeyrolle ; enfin, les galeries Pierre, à Paris, et Loeb, à New York, pour Dufour. Marc Le Bot, Michel Troche, Pierre Bettencourt, Alain Jouffroy, Michael Peppiatt, seront, quant à eux, les plumes ou signatures qui se manifesteront initialement auprès des cinq. A ce jour, un espace Paul Rebeyrolle et une fondation Jean Rustin ont vu le jour, Fabrice Hergott a largement contribué à la visibilité de Bernard Dufour, Daniel Cordier a offert environ 130 œuvres de Dado au Centre Pompidou, quelques Frac les conservent.

Au-delà du corps et de problématiques intimement liées à la peinture, tous les cinq ont posé un regard lucide sur l’humanité dans le but de la ré-enchanter par les moyens de la peinture qui leur a toujours inspiré une véritable forme de jubilation et qui s’est toujours avérée être une profonde préoccupation d’un point de vue technique, en termes de matériaux et de construction de l’espace pictural. Souvent extrêmement rudimentaire, ce dernier permet à la figure de pouvoir prendre toute la dimension que le peintre souhaite lui donner. La générosité de la matière et de la couleur, le rire, la tendresse, toute une série de caractères et de postures, de visages et d’expressions, de mouvements, rendront tour à tour digestes leurs visions initialement tragique de l’humain.

Dado courtesy Galerie Jeanne-Bucher/Jaeger Bucher, Paris. Photo Jean-Louis Losi
Atlas de dermatologie, Dado, 1975
Bernard Dufour
Holger Meins 75, Bernard Dufour, 1975
Une tendance néo-humaniste avait été signalée dans l’entre-deux guerre, chez Léon Zack, notamment, et Philippe Hosiasson. Il s’agissait, en période d’après-guerre, de traduire à travers des apparences misérabilistes – également rencontrées après 1945 – autant le choc éprouvé par les événements récents que d’inviter les hommes à se pencher sur leur destin et leur nature profonde, ainsi que d’en appeler à une forme de responsabilité individuelle.

Sans prétentions philosophiques, psychanalytiques ou sociologiques, ces peintres ont réalisé un portrait non prémédité de l’homme contemporain, de ses caractères principaux, à l’aube du XXIe siècle, en traversant ses profondeurs avant de le voir accéder à la lumière d’une forme de réhabilitation.

De la philanthropie de l’un à la misanthropie de l’autre, il n’y a qu’un pas. C’est avec une certaine lucidité que pour Dado et Paul Rebeyrolle, la figure, qui subit toutes sortes de déformations permanentes, meurt, se suicide, s’envole, ricane, hurle, gueule, vomit, grimace. Le regard sur l’humain est ici sans appel. Pour Jean Rustin, notre mortalité et l’impossible communication, la désexualisation, a priori fatale, de la relation amoureuse, nous sont rappelées constamment, non sans un espoir inscrit dans les yeux de ses personnages vieillissants qui contredisent une vision publicitaire et idéalisée du corps, à l’aube de toutes les illusions consuméristes. Seuls Leonardo Cremonini et Bernard Dufour contournent presque totalement le désenchantement pour poétiser. Le premier avec des espaces kaléidoscopiques et « dédaliques » qui nous mènent à la rencontre de la beauté féminine, le second avec des portraits de femmes qui auront un écho de salut par la sensualité. Il était bien évident qu’ayant traversé une des révolutions majeures de la seconde moitié du XXe siècle, la révolution féministe et sexuelle, ces peintres pourraient en traduire les aspects immédiats, consciemment ou inconsciemment, explorant à travers la représentation du corps féminin, qui ne préoccupe que très peu Dado et Rebeyrolle, la qualité des rapports et de la communication entre les deux sexes à notre époque. Ils posent tout aussi clairement la question de la connaissance de soi, le parcours psychanalytique qui, étape par étape, sonde les méandres de l’inconscient.Ils ont émancipé la peinture de toute connotation culturelle et sociale

On parlait récemment encore d’expressionnisme pour l’un, de surréalisme pour l’autre, on leur prêtait une forme de complaisance dans l’expression de la misère, de la violence, de la destruction et du chaos, on les voyait participer à une surenchère dans ce domaine, notamment en ce qui concerne Dado, Rustin et Rebeyrolle. Ces cinq peintres sont en réalité des figures indépendantes et tutélaires de la peinture française contemporaine, dont un nombre incalculable d’artistes se réclament aujourd’hui. Impossible toutefois de pouvoir appréhender cet ensemble comme s’il s’agissait d’un mouvement défini, et ce même si les cinq se sont parfaitement bien connus, observés et parfois même fréquentés. A partir des années 1975, ayant distinctement défini leurs figurations respectives, l’apparence et le sens qu’elles pouvaient revêtir, ils firent plusieurs écoles, chacun à sa manière, ce qui a souvent maladroitement orienté le regard que l’on pouvait porter sur eux.

Ils ont émancipé la peinture de toute connotation culturelle et sociale, ont manifesté l’ambition de dresser un portrait intellectuellement très enrichi de la nature humaine à un moment donné de l’histoire en Europe occidentale. Portrait sans détour qui s’établit à partir de constats lucides. Les œuvres mettent à nu. Ils ont traduit les enchantements et les travers d’une époque déroutante sur le chemin allant des Trente Glorieuses à la crise économique, sur celui menant de la Seconde Guerre mondiale à l’effondrement de l’espoir européen. Coincés entre la peinture figurative à caractère social et l’art conceptuel, dans les années 1960, ils n’ont pas appréhendé le corps pour célébrer sa destruction et sa chute, mais ont véritablement rénové la figuration française après 1945 et, peut-être, restauré l’image que l’on pouvait alors avoir de l’humain.

Paul Rebeyrolle, courtesy succession Rebeyrolle
Comment se protéger@des activités du pouvoir, série Nature Morte et Pouvoir, peinture sur toile (265 x 300 cm), Paul Rebeyrolle, 1976

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L’homme et la bête © Leonardo Cremonini,Les fragments du corps aimé © Leonardo Cremonini,Le Massacre des Innocents © Collection Centre Pompidou, Dist. Rmn,Vue d’expo au Musée d’art moderne @de la Ville de Paris © Bernard Dufour, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, © Photo Fabrice Hergott,Holger Meins 75 © Bernard Dufour,Donner naissance © Jean Rustin courtesy Fondation Rustin,Lollipop © Jean Rustin, courtesy Fondation Rustin,Femme avec un chat © Jean Rustin courtesy Fondation Rustin,Atlas de dermatologie © Dado courtesy Galerie Jeanne-Bucher/Jaeger Bucher, Paris. Photo Jean-Louis Losi,Le Carcan, série Coexistence, peinture sur toile (230 x 180 cm) © Paul Rebeyrolle, courtesy collection Sylvie Baltazart-Eon et Espace Paul Rebeyrolle d’Eymoutiers, ADAGP 2013,Comment se protéger@des activités du pouvoir, série Nature Morte et Pouvoir, peinture sur toile (265 x 300 cm) © Paul Rebeyrolle, courtesy succession Rebeyrolle
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