Art & Olfaction – Le parfum met l’intimité en scène

Monopole quasi exclusif de l’industrie de la parfumerie, les senteurs frayent pourtant leur chemin sur les scènes théâtrales et les plateaux de danse. Sens de l’intime par excellence, l’odorat passionne certains auteurs de ces arts, qui font évoluer leur travail de création entre sensibilités artistiques, connaissances scientifiques, contraintes techniques et capacités de réception des spectateurs.

« ça pue ! » Prononcée à voix haute en pleine représentation théâtrale, l’interjection ne surprendrait pas tant si elle ne venait pas… du public. Sur scène : l’image vidéo d’un escarpin rouge à talon aiguille. Dans le théâtre : une odeur de pied. Le contraste n’a pas suffi à faire taire cette réaction d’un spectateur, racontée par une personne présente lors de la représentation des Parfums de l’âme, une pièce de théâtre olfactif de l’auteur, metteur en scène et comédienne Violaine de Carné. « Il y a des choses folles qui se passent avec les odeurs. J’adore ça : observer les réactions… », confie cette dernière avec gourmandise.

Cela fait plus d’une décennie que Violaine de Carné et sa compagnie, le T.I.R. et la Lyre, étendent l’espace sensoriel de leur théâtre à celui de l’odorat. « Mon travail est fondé sur des éléments scientifiques qui vont m’interpeller, et qu’après je détourne », explique-t-elle. Cette compagnie et celle de Philippe Boronad sont les deux seules à faire vivre aujourd’hui le théâtre olfactif, selon Dominique Paquet, écrivain et auteur de La Dimension olfactive dans le théâtre contemporain (L’Harmattan). Les incursions de metteurs en scène dans ce champ ont fait long feu, explique-t-elle, qu’ils n’aient pas su dépasser l’anecdotique, approfondir une réflexion sur l’intégration de la puissance du sens olfactif au théâtre, qu’ils aient failli devant les difficultés financières et techniques de l’odorisation ou renoncé devant les pesanteurs du conformisme et le mépris dans lequel notre société odoriphobe relègue ce qui vient de son appendice nasal, considéré comme un vestige de son animalité honnie.

« La question des parfums sur une scène est diabolique, résume Dominique Paquet, insistant sur la difficulté pour l’artiste de maîtriser l’effet souhaité. L’humidité de l’air, les parfums des dames, tout cela fabrique des compositions chimiques, des senteurs qui se mélangent. Donc vous n’avez pas, comme avec un effet visuel ou sonore, une monosémie. Que vont ressentir les spectateurs ? » Longtemps, cette question ne s’est pas posée. Que la réponse aille de soi dans l’Antiquité, où « le parfum est une partie de la représentation ». Que les odeurs fussent inconnues de la scène : l’espace-temps de la dramaturgie, lieu du discours avant d’être celui des sensations, relève classiquement du domaine de la vue et de l’ouïe, les sens nobles et rationnels des philosophes.« L’odorant clou du spectacle »

Les Grecs, dont il faut imaginer « les représentations des tragédies un peu comme à Bali, c’est-à-dire très colorées, avec tiares et cothurnes… et non pas de façon monochrome », accordaient une grande place aux parfums, éprouvant par leur intermédiaire « un lien métaphysique » : symboliquement, la fumée montait vers les dieux. Elle purifiait également, jouant le rôle de « contre-odeur », comme lors de l’inauguration du Capitole romain. De puissants parfums ont ainsi été diffusés pour masquer « les odeurs méphitiques et délétères des bêtes en train de mourir » : plus de 900 hippopotames, tigres et flamands roses sacrifiés.

Si le théâtre français du XVIIe siècle ne mit pas l’odeur en scène, celle-ci y était pourtant bien installée : senteurs corporelles d’un public qui se lavait « à la serviette », fumée et suie odorantes des bougies utilisées pour l’éclairage et qu’on changeait toutes les vingt minutes – ce qui déterminait la durée des actes. La généralisation du « clou du spectacle », un événement souvent pyrotechnique imitant un incendie, un tremblement de terre, une éruption volcanique – et parfois mettant accidentellement le feu à la salle – introduisit incidemment la diffusion d’odeurs, comme celle d’un champignon prisé pour l’épaisse fumée dégagée par sa combustion.

Violaine de Carné
L’Encens et le Goudron, Violaine de Carné
Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Dominique Paquet a relevé l’histoire cocasse du clou olfactif de La Fille mal gardée, un ballet de Dauberval. De la soupe aux choux est servie sur scène, une femme enceinte n’y résiste pas et monte du public rejoindre les comédiens autour de la table. Cette anecdote illustre au moins deux aspects liés à l’utilisation de fragrances sur une scène théâtrale : le théâtre, au XVIIIe siècle, « connaît un mouvement vers le réalisme, le vérisme, dans les costumes, la déclamation, les décors », dont l’utilisation de la soupe aux choux, plat populaire s’il en est, se place dans la droite ligne. Ensuite, le « quatrième mur » du théâtre, celui entre la pièce qui se joue et ceux qui y assistent, se brise sous la force évocatrice de l’odeur. La tentation « vériste » – celle de redoubler la réalité – par l’utilisation des odeurs va traverser l’histoire du théâtre olfactif, le limitant dans le même mouvement ; la puissance du sens de l’odorat peut transporter littéralement le spectateur sur la scène, lui faire vivre sensiblement la pièce à laquelle il assiste.

Jusqu’aux années 1980, les exemples de théâtre olfactif sont très rares et anecdotiques. Paul Fort, en 1892, met en scène le Cantique des cantiques à Paris et demande des senteurs – c’est une première – au parfumeur Paul-Napoléon Roinard. La tentative tournera court, la diffusion des odeurs n’étant pas à la hauteur. En 1952, la représentation des Indes galantes, de Jean-Philippe Rameau à l’Opéra de Paris, connaît un grand succès populaire avec les fragrances (rose et jasmin, essentiellement) du parfumeur Yuri Gutsatz. Ce dernier avait même pris le soin d’adapter ses préparations aux goûts des dames de l’époque.

Il faut attendre 1984 pour voir, en France, se multiplier les initiatives autour du théâtre olfactif et se développer une réflexion approfondie autour de ce qu’il suppose et implique. A l’origine de cet enthousiasme, raconte Dominique Paquet (1), se trouve le séminaire de philosophie de Michel Bernard sur l’olfaction – séminaire auquel elle-même participa. « J’ai commencé alors à travailler sur les parfums. J’en ai parlé autour de moi, j’ai rencontré la société des parfumeurs, notamment Maurice Maurin. Il y a eu une émulsion, c’est le cas de le dire ! Nous avons également parlé à des metteurs en scène, comme Jacqueline Blanc-Mouchet devenue metteur en scène d’odeurs. Tout le monde s’est interrogé philosophiquement. Ainsi l’Association Asquali, à Montpellier, a réalisé énormément de spectacles olfactifs à partir de ces années-là. Des metteurs en scène s’y sont intéressés de manière anecdotique, d’autres de façon expérimentale. C’était le cas de Philippe Adrien. Il a beaucoup essayé et beaucoup échoué, mais avec énormément de bonhommie. » (1) Une liste exhaustive des pièces olfactives est contenue en annexe du livre de Dominique Paquet.

Emmanuel Martini
Emmanuel Martini, lors d’une performance en 2012
Les Clowns parlent du nez

Un meurtre, une banane écrasée, une mystérieuse poudre répandue… Co-écrite par Xavier Gauthier, Anne Rougée et Denis Falfoyo et mise en scène par Didier Boulle, cette comédie pour tous les publics jouée par La Comédie des ondes est née de la rencontre, en 2008, des artistes avec Roland Salesse, alors directeur du laboratoire de neurobiologie de l’olfaction de l’Inra à Jouy-en-Josas. Ou comment proposer une exploration humoristique du fonctionnement du système olfactif.

Prochaine représentation le 16 mai 2015, à Gironville-sur-Essonne.

Violaine de Carné
L’Encens et le Goudron, Violaine de Carné
Cet élan intellectuel et conceptuel a aussi été soutenu par la contingence : à la même époque, la diffusion technique d’odeurs s’est grandement améliorée. L’inventaire des moyens à disposition ne manque pas de poésie ni de diversité : « Humidificateurs, ambianceurs, encapsulation, braseros, poudres, encensoirs, turbines puissantes, éventails à parfum, machines célibataires, atomisations géantes sous azote, soufflets à lycopode, charges de supports papier tirées avec des canons à air comprimé, matières brutes distribuées ou lâchées au sol, fumées, olfactisation corporelle directe des spectateurs, fumigation, pulvérisation d’émulsion sur eau, orgues à odeurs… » Certains inventent, sans le savoir, le métier de diffuseur d’odeurs, évoluant parfois d’un artisanat bricoleur à la conception de systèmes plus sophistiqués, tenant compte des spécificités de chaque lieu et de chaque spectacle. José Martin, l’un des professionnels de la diffusion des odeurs en activité et inventeur d’un procédé technique – breveté –, a ainsi l’expérience de l’odorisation d’un très grand nombre de lieux, dont de vastes espaces, pour le cinéma (Le Grand Bleu de Luc Besson), la danse ou le théâtre, comme Les Parfums de l’âme de Violaine de Carné. La première des règles à suivre, selon lui, est d’une apparente évidence : « On ne peut pas aller contre un mouvement d’air naturel. » A partir d’une cartographie de la circulation aérienne d’un endroit donné, José Martin envisage la meilleure installation pour que chaque spectateur soit atteint par la fragrance avec la même intensité olfactive, tenant compte du phénomène d’accoutumance à l’odeur et de l’évacuation des senteurs, ce dernier point étant impératif pour faire place nette aux parfums qui suivent.Un dispositif propre à chacun

Cependant, l’obstacle de la diffusion technique – et financière – des senteurs n’est pas le seul à surmonter pour un metteur en scène. Les modalités de réception des odeurs par les spectateurs soulèvent d’autres questions dont la science permet de tracer les contours. Sachant qu’il n’y a pas « deux humains au monde ayant le même dispositif olfactif », comme l’explique le neurobiologiste de l’odorat Roland Salesse (2), et que ce sens est « directement relié aux émotions et à la mémoire », on comprend que chacun développe « un rapport personnel à l’odorat », rendant d’autant plus complexe l’intention d’un metteur en scène à faire valoir son propos de façon univoque. A minima est-il possible de se rejoindre dans le rejet partagé de certaines odeurs marquées par « un fort impact culturel », selon le scientifique. « On est très clivés par le judéo-christianisme avec les odeurs délétères, morbides… Chaque société définit les siennes, ainsi les odeurs axillaires pour les Japonais, celles des règles pour d’autres… En général, les odeurs excrémentielles sont rejetées dans toutes les sociétés, car elles sont liées à la mort et à la maladie », détaille Dominique Paquet.

Pour dépasser le risque de dilution de son message narratif, le metteur en scène est tenté par la simplification : proposer une odeur de chocolat quand les protagonistes boivent du chocolat, une odeur de goudron quand les personnages évoluent sur une route, ou des odeurs pestilentielles : « Romeo Castellucci, mettant en scène Sur le concept du visage du fils de Dieu, a-t-il nécessairement besoin d’insister sur l’odeur excrémentielle pour dénoncer l’indignité de la mort ?,  s’interroge Dominique Paquet. La faiblesse du théâtre olfactif vient de son réalisme, de son côté quasi essentiellement illustratif. » La philosophe reconnaît que faire naître des métaphores olfactives suppose l’utilisation de « jus composés » qui ont un coût réel de fabrication, mais elle estime que les possibilités du théâtre olfactif s’éprouvent justement dans cette recherche esthétique et artistique. Ce que Laurent-David Garnier, pour prendre un exemple, a tenté en produisant une odeur de tristesse en mêlant du cèdre et une senteur de marécage. Le sens « chimique » de l’odorat, le seul des cinq sens « qui passe d’abord par l’inconscient », explique Roland Salesse, est un réservoir d’émotions d’une grande profondeur. Des artistes ont compris sa fécondité virtuellement infinie et se lancent dans la découverte d’une terra incognita, en définitive le cerveau : « Un territoire tellement inexploré », s’enthousiasme Violaine de Carné. Cette dernière, qui « essaye de ne pas (se) faire un nez de parfumeur pour rester du côté du public », peut avancer en profondeur dans sa recherche grâce à sa collaboration avec la parfumeuse Laurence Fanuel – inscrite comme « plasticienne olfactive ».(2) Auteur de Faut-il sentir bon pour séduire ? aux Editions Quae.

La Compagnie des ondes
Les Clowns parlent du nez, La Compagnie des ondes
Violaine de Carné et Philippe Leroy
Visite olfactive à l’Institut du monde@arabe à Paris, Violaine de Carné@et Philippe Leroy
Il faut bien, pourtant, parfois guider le spectateur occidental à l’odorat affaibli et non éduqué, appuyer ce sens sur un autre plus commun, forcer parfois les associations d’idées. Violaine de Carné l’exprime de la sorte : « Je peux diffuser une odeur d’amande et, dans le même temps, faire sonner une cloche. D’un coup, vous êtes de retour à l’école » et à ses tubes de colle si caractéristiques. « Il fallait réunir les conditions pour que la senteur diffusée soit identifiée ou, du moins, rappelle quelque chose », explique de son côté Sandrine Kolassa, de la compagnie de danse Shayela. Sa compagnie, basée à Rouen, a monté le spectacle Limbes (2009) après une rencontre avec le très réputé créateur d’ambiances olfactives Michel Roudnitska et sur une ligne de senteurs définie avec lui. « On ne voulait que des senteurs nous rappelant la nature et/ou le sacré, ce qui, pour nous, est lié. Des odeurs d’humus, de forêt, par exemple. Il fallait aiguiller le nez par un autre sens, vue ou ouïe. » Ce qui a été fait par des évocations vidéo de la forêt, sonores d’une ambiance aquatique ou par la disposition directement de terre sur scène. Néanmoins, ce soutien de l’odorat vers la signification souhaitée par les artistes a été pensé pour qu’il ne soit pas trop concret ni naturaliste, la danse étant « loin du mime et de l’intellectualisation ».

Shayela est revenue, depuis Limbes, se plonger dans l’intimité des senteurs avec Ikedori, son dernier spectacle en date. Pendant deux ans et demi, la compagnie a mené une expérience de danse en pleine nature avec un groupe de « danseurs amateurs éclairés », les invitant à se laisser envahir par la dimension olfactive de la forêt en travaillant au sol, ou encore contre l’écorce des arbres. « On a été vraiment très imprégnés par ce travail. Quand on a restitué le projet dans une église caennaise désacralisée, il y avait l’univers visuel grâce à des photos et l’installation plastique à base de minéraux et de végétaux, sonore également, mais il manquait l’univers olfactif. » Que la compagnie n’a pas développé, pour des raisons de coût. Pourtant, la conception d’Ikedori illustre le va-et-vient des senteurs qui réunissent à la fois les acteurs et les spectateurs. Ce sens de l’intime permet aux artistes de sonder plus profondément leur être.Une palette incroyable d’émotions

Violaine de Carné s’en sert aussi comme d’un « outil » dans sa direction d’acteurs, dans ses ateliers olfactifs d’écriture et dans ses parcours olfactifs. « L’odeur permet de faire passer par une palette incroyable d’émotions. On est traversé par 10 000 choses contradictoires. Elle fait comprendre ce qu’est l’émotion et, cela, c’est idéal pour le jeu d’acteur, car je considère qu’au théâtre on ne demande pas à un acteur de tricher. L’acteur ne ment pas mais doit croire suffisamment, comme un enfant, à la situation qu’il est en train de vivre. » Ces activités pensées dans le monde des odeurs lui permettent d’enrichir sa compréhension de la façon dont les senteurs sont reçues et ce qu’elles représentent pour ceux qui les perçoivent. Grâce aux ateliers qu’elle anime, la comédienne a constitué empiriquement un « panel de réactions » aux odeurs, dans une démarche peu éloignée de celle de la science. Car la science n’est jamais loin du travail de Violaine de Carné avec l’odorat. C’est en suivant les ateliers d’olfactothérapie conduits par la praticienne Patty Canac, à l’hôpital de Garches, qu’elle a imaginé la pièce L’Encens et le Goudron. L’auteur a été saisie d’un « profond sentiment de nostalgie », éprouvant une « émotion très forte sans parvenir à la nommer », en respirant une senteur proposée par Patty Canac, qui aide des traumatisés crâniens à rééduquer leur cerveau en sollicitant leur sens de l’odorat et ses liens étroits avec la mémoire. Les personnages de la pièce s’inspirent des patients rencontrés aux ateliers et l’un des protagonistes, le Vieux Général, intervient pour expliquer scientifiquement les processus de récupération du cerveau.(3) Pièce reprise en mars 2015 à l’Etoile du Nord à Paris, sur une partition olfactive de Laurence Fanuel, diffusée par le perfume jockey Emmanuel Martini.

Compagnie Shayela
Limbes, Compagnie Shayela, 2009
Emmanuel Martini, jongleur de senteurs

L’idée lui est venue d’une interdiction : en 2007, la cigarette est bannie des lieux publics et le nez se rappelle aux habitués des événements culturels. Hasard de rencontres (notamment avec la société Terre d’Oc), sensibilités artistique et olfactive… Emmanuel Martini invente l’activité de perfume jockey en 2009. « Je voulais faire sortir le parfum de sa bouteille et le faire entrer dans des lieux où il n’a pas l’habitude d’aller », explique le Toulonnais de naissance, qui vit aujourd’hui en Belgique et a fait du parfum d’ambiance son cœur de métier. L’activité de son agence se déroule sur trois plans : perfume jockey pour des événements, chef de produit et conseiller artistique, et la scénographie olfactive, « une déclinaison de perfume jockey ». Dans ce dernier cadre, Emmanuel Martini travaille « depuis des années » avec la parfumeuse Laurence Fanuel : « Laurence connaît les contraintes de la chimie, moi celles de la diffusion. Il faut ces deux compétences. Nous sommes un peu parfumeurs à deux têtes. » En 2013, le duo décline une dramaturgie du Paradis vers l’Enfer en prélude à la pièce de théâtre Dreck, de Robert Schneider, mise en scène par Charles Berling au théâtre Liberté, à Toulon. Une odeur de « rose lactée » embaumait l’entrée du théâtre, une odeur fruitée, de rose-litchi, « un peu turque » habillait la salle suivante – le purgatoire – et l’escalier descendant vers le lieu de la représentation sentait le bois brûlé, le santal et le soufre. Emmanuel Martini et Laurence Fanuel ont également « parfumé » le Voyage à Nantes, l’exposition d’Anne et Patrick Poirier au Lieu unique, à l’été 2014, « avec une odeur régressive de l’enfance, celle des biscuits Petit LU ». En mars 2015, ils parfument L’Encens et le Goudron, de Violaine de Carné. Dans le théâtre, les odeurs, estime le jeune homme, devraient être appréciées par le spectateur de la même façon que les costumes, les décors ou encore la mise en scène. Sauf que le parfum peut susciter un fort rejet, l’odorat étant discriminé « par rejet de l’animalité et, par là, du démon ». Pourtant, aujourd’hui, la principale raison de « la déformation de notre perception olfactive est liée à notre société de consommation ». Notre quotidien est plein « de pièges, d’odeurs tapageuses et racoleuses », « d’odeurs inutiles » dont nous abreuvent « les lessiviers ». Avec le risque réel d’amalgames créés dans l’inconscient collectif entre une odeur et une marque de produit.

Violaine de Carné et Philippe Leroy
Jeune spectateur durant@une visite olfactive, à l’Institut du monde arabe à Paris, Violaine de Carné@et Philippe Leroy
Science encore : Violaine de Carné avait invité l’équipe scientifique du projet Kôdô (Chantal Jacquet, Didier Trotier et Roland Salesse) à suivre l’élaboration de sa pièce Les Parfums de l’âme, du processus de création artistique à la compréhension de la réception des odeurs par les spectateurs. Ceux-ci ont majoritairement témoigné que les odeurs les avaient plongés dans leurs souvenirs, les faisant « sortir » de la pièce avant de les y reconduire. « Je croyais à cette réaction dès le départ. C’est la plus intéressante. A moi d’accompagner ce mouvement intime, peut-être en ménageant des silences dans la mise en scène ou avec de la musique, comme le violoncelle dans ma pièce La Bête et la Belle. » Cette étude a conforté Violaine de Carné dans la direction qu’elle suit : « Cela rejoint ma définition du théâtre : il n’y a pas de public, mais des spectateurs. J’accentue quelque chose qui se produit sur scène de toutes les façons, odeurs ou pas : si le spectacle a un peu d’épaisseur, chacun le vit personnellement et différemment de ses voisins. »

On approche du propos « politique » qui sous-tend le travail artistique de la metteur en scène : « Je ne crois pas à l’universalité des senteurs, contrairement à ce que l’industrie du parfum prétend, notamment dans l’idée du philtre d’amour. Certes, il y a de beaux parfums, travaillés avec de beaux accords, avec une belle harmonie, mais ils vont “taper” plus ou moins fort chez vous. Prenez un groupe, chacun va avoir son idée sur ce qu’il sent. Avec les odeurs, on plonge dans la différence. » On « éprouve » cette différence, et ce ressenti salutaire pourrait être un préalable à l’acceptation de l’autre, soit-il un monstre comme la Bête, dans la pièce pour enfants dont Violaine de Carné a proposé le « 1er volet de création » en mars (4).

La senteur, en maintenant l’être en éveil, en permettant au spectateur de revenir à lui-même, introduit une forme de renversement du théâtre classique en transformant le rapport acteur/spectateur. Ce qui ne va pas sans quelques réticences de la part d’un monde codifié : Violaine de Carné en a, dit-elle, « pris plein la figure avec (ses) odeurs », reconnaissant aux « gens de l’art » une plus grande ouverture que ceux du théâtre. Pourtant, dans le « secret des imaginaires » préexiste le « véritable théâtre intérieur de la sensorialité » (Dominique Paquet) sur la scène duquel le sens de l’odorat joue un rôle de premier plan. Un sens animal, menacé par la préemption des odeurs par l’hygiénisme et les logiques industrielles et urbaines, dont l’étonnante – et toujours méconnue – richesse mérite d’être explorée.(4) La Bête et la Belle, les 11 et 18 mars à l’Etoile du Nord, Paris.

Violaine de Carné, photo Céline Rochelle B & C
Les Parfums de l’âme, Violaine de Carné
Mille et une nuits parfumées de l’Institut du monde arabe

Deux curieux personnages évoluent entre les vitrines d’une salle de l’Institut du monde arabe, à Paris. Collants violets, blouses blanches, gros tuyaux télescopiques qui leur servent parfois d’appendice nasal… Iris du Pistil (Violaine de Carné) et Capucin Le Blaze (Philippe Leroy) sont « chercheurs extracteurs » au Centre international de recherche scientifique, département extraction olfactive. Ils accueillent un groupe d’adultes et de quelques enfants pour les guider dans une visite initiatique, ludique et érudite de la collection permanente de l’IMA, dans un univers d’odeurs, de vulgarisation scientifique et de théâtre. Une senteur – légère – de pieds distribuée sur mouillette au début de la visite, une autre, plus tard, qu’un enfant décrira comme du « c. a. c. a. » (d’autres participants, plus rêveurs, ont imaginé des chameaux à un bivouac)… Si Violaine de Carné « aime bien les odeurs un peu dérangeantes », celles proposées ont toutes été de subtils assemblages au fort pouvoir évocateur (moins, il est vrai, celle des pieds, mais dont l’utilisation était celle d’un prélude). Peut-être aussi du fait des noms associés : comment ne pas battre les terres de l’imaginaire à l’évocation de la reine de Saba et de son entreprise de séduction du roi Salomon, a fortiori si des parfums viennent soutenir, sinon guider notre déambulation ? Les spectateurs, mis à contribution pour faire partager leurs sensations, se prêtent au jeu de bonne grâce, portés par l’enthousiasme et la légèreté des deux comédiens. L’intimité de chacun est sollicitée : une jeune femme explique avec émotion qu’une des odeurs lui rappelle le jardin fleuri de son grand-père, en Tunisie, jardin qu’elle a connu toute petite. Une heure, un passage au hammam, une dizaine d’odeurs et une réunion caravanière autour d’un feu et d’un thé dans la nuit du désert plus tard, la visite est terminée. On aurait bien prolongé le voyage.

Lire aussi notre e-magazine consacré à l’olfaction dans l’art contemporain. L’application pour tablettes numériques d’ArtsHebdo|Médias est téléchargeable gratuitement sur l’App Store.

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