Détournement du merveilleux – Au royaume de la photographie

Cet article a été écrit à l’occasion de l’e-mag spécial d’ArtsHebdo|Médias consacré à la photographie contemporaine, actuellement téléchargeable sur l’App Store et Google Play (exclusivement pour tablettes numériques). Le sémioticien et psychanalyste Michel Balat s’est rendu complice de cette exploration des contes dans la photographie contemporaine, du fabuleux au fantastique.

Thomas Czarnecki
The Little Mermaid, Thomas Czarnecki, Série From Enchantment to Down
La silhouette drapée dans une cape rouge à capuchon fait face à la forêt. Impossible d’ignorer l’évocation du conte lancé par cette photographie d’Ursula Kraft. Le conte désigne à la fois le récit de faits réels ou celui d’aventures imaginaires, voire un projet utopique, une réalisation extravagante. Autant d’acceptions qui n’ont pas échappé aux photographes contemporains. Qu’ils l’assassinent, l’invoquent ou le matérialisent, le merveilleux jaillit de nombre de leurs images. Certains ne s’y adonnent que de manière ponctuelle, d’autres en font leur signe de reconnaissance. Leurs visions créent l’étonnement. Elles sont étranges, magiques, choquantes parfois, mais toujours extraordinaires parce qu’inattendues. Elles détournent les figures tutélaires du genre littéraire, créent leurs propres personnages ou se concentrent sur une atmosphère propice aux apparitions. Le rêve y côtoie le fantasme et la peur. Sans compter que l’édification du regardeur ne s’accompagne pas toujours de fins heureuses !

L’inscription dans le merveilleux ou le fantastique suppose un récit, qu’il soit suggéré par la forme, avec plusieurs clichés disposés les uns à la suite des autres pour évoquer un déroulement dans le temps, ou par le fond, avec un arrêt sur image qui ne dévoile ni les tenants ni les aboutissants de la scène qui se déroule sous nos yeux. Cette photographie narrative n’hésite pas à solliciter des personnages appartenant désormais à une culture populaire et mondialisée. Dans cette veine, citons Thomas Czarnecki. Un photographe qui aime conter. S’il travaille actuellement à une nouvelle série intitulé Spleen, qui va livrer des tranches de vie emplies de désespoir ou de mélancolie, il a mis en scène dans From Enchantment to Down Cendrillon, Alice et le Lapin blanc, la Petite Sirène et d’autres encore. « Je cherchais à raconter une histoire qui réunisse des univers qui n’étaient pas censés fonctionner ensemble. Et un jour, lors d’une soirée déguisée, j’ai croisé Blanche-Neige… Le thème de cette série est universel. J’entrechoque l’univers féérique des contes et une réalité beaucoup plus sombre. L’enfance et ses illusions entrent en collision avec la froide réalité du monde des adultes. Chaque photographie est ouverte à l’interprétation. Le spectateur peut imaginer ce qui s’est passé juste avant ou juste après. Je donne quelques indices mais, au final, chacun écrit sa propre histoire. »

Parfois, le récit existe depuis bien longtemps et la photographie lui fait prendre corps, en offre une interprétation. Le conte contient toujours des événements prodigieux à caractère magique, légendaire ou symbolique. Il est fréquent d’y voir des animaux parler aux hommes. Dans la série Confused, Feng Fangyu fait apparaître ceux du zodiaque chinois. La légende débute avec le Tigre, le Phénix et le Dragon qui viennent demander justice à l’Empereur de Jade. Ce dernier leur dit : « Vous êtes considérés comme le roi de la montagne, le roi de l’eau et le roi de la forêt. Qui a donc l’audace de vous maltraiter ? » Les trois plaignants répondent : « C’est l’homme. Il essaie par tous les moyens de nous tuer. » Le photographe chinois, quant à lui, met en scène le Chien, le Singe, le Rat, la Chèvre et le Lapin qui apparaissent au fil du récit. Habillés comme des lettrés dans les ruines du Yuan Mingyuan (1), ils hantent les lieux faisant resurgir la Chine ancienne et rappeler le sort funeste de ce palais d’été des empereurs détruit par les troupes britanniques et françaises en 1860. Feng Fangyu fixe ses personnages dans ce décor irréel de ruines rendant ainsi hommage à deux arts traditionnels chinois : l’opéra et le jardin.(1) Ancien palais impérial édifié à partir du XVIIe siècle à quelques kilomètres de la Cité interdite à Pékin.

Feng Fangyu courtesy Magda Danysz Gallery
Big Fountain, Feng Fangyu, Année
Le décor est en lui-même sujet des contes. Décrit avec précision, il est le lieu de tous les possibles. Souvent invraisemblable, il ne participe pas seulement à créer une atmosphère, il est un acteur essentiel. Le ventre de la baleine dans Pinocchio, la maison en pain d’épice d’Hansel et Gretel, le cercueil de verre de Blanche-Neige, autant d’images qui peuplent notre imaginaire. Didier Massard, lui, se passionne pour le romantisme allemand, les contes populaires des frères Grimm, l’opéra wagnérien, l’œuvre de Caspar David Friedrich ou encore celles de Jules Verne et de Georges Méliès. Depuis deux ans, il a entrepris une série de photographies sur l’architecture fantastique. Tous les lieux qu’il montre naissent de son imaginaire. Patiemment, dans son atelier, il les crée élément par élément avant de les fixer sur la pellicule. « La métamorphose d’un simple morceau de carton en arbre, en montagne ou en animal est pour moi une opération magique. La photographie participe de ce processus, elle en est aussi l’aboutissement », explique-t-il dans Chasseur d’images (2). Sa Cathédrale (1993), érigée au sommet d’un rocher entouré d’eau, opère une curieuse juxtaposition pour ceux qui connaissent à la fois le mont Saint-Michel et les bouches de Kotor, un peu comme si l’abbaye normande s’était transportée au Monténégro. La magie du conte est là, dans cette capacité à entrelacer l’irréel et la réminiscence, comme dans un rêve. Oniriques aussi, les fillettes au visage d’ange d’Annelies Štrba, endormies dans des paysages sans horizon. Entre Dame du Lac et fées de Cottingley (3), notre esprit louvoie. Sont-elles vivantes ou mortes ?
Estelle Lagarde
Le Bal, Estelle Lagarde, Série Les Contes sauvages

Chez Erwin Olaf, pas d’apparitions fantomatiques, mais une atmosphère étrange et hypnotique. Des personnages en habits d’époque sont figés dans un temps suspendu. Les deux séries, Dusk et Dawn, fonctionnent en regard. La première dépeint une famille noire issue de la classe moyenne supérieure au début du XXe siècle, la seconde montre les mêmes scènes, à la même époque, dans une famille russe. Chaque photographie fonctionne comme un tableau et porte la couleur irradiée par la peau des personnages. Sombre et métallique pour Dusk, blanche et diaphane pour Dawn. Au-delà du miroir esthétique qu’elles sont l’une pour l’autre, ces deux séries possèdent le pouvoir d’évocation, la magie des histoires qui commencent par « Il était une fois ». 

« Imaginez-vous un dimanche après-midi, il y a du vent dehors, derrière vous la voix de Leonard Cohen. Tout le monde dort dans la maison, sauf vous. Vous regardez par la fenêtre. Et il y a cette émotion. Moi, je n’ai pas les mots, mais sûrement qu’une image viendra dire tout ce que je ressens au fond de moi. C’est donc une écriture photographique. Ça raconte des histoires, les miennes, ma vision du monde, ma nostalgie, ma douleur, mes souvenirs et la beauté des petits riens. » Avec Sabrina Biancuzzi, chaque image est une narration entre rêve et réalité. Les animaux, les personnages, souvent tronqués, sont de l’autre côté d’un miroir. Ils marchent, ils pendent, ils vous fixent. L’horloge annonce 23 h 30. Ce pourrait être 11 h 30, mais le ciel est noir de nuit. Le temps, la mémoire, voici ce qui préoccupe la jeune artiste dont les photographies n’ont pour la plupart pas de lien entre elles. « Elles sont des signes, des symboles, des souvenirs, des représentations d’une émotion, d’une idée, d’une histoire relative à ce temps qui bruisse, qui sonne, qui pèse aussi parfois. Ce temps qui passe est un mystère. L’enfance a une place de choix dans mon travail, puisqu’il s’agit de souvenirs, de rêves…, qu’elle soit évoquée d’une manière (psych)analytique ou encore dans des symboles importés de contes ou de légendes », explique Sabrina Biancuzzi.

(2) Parution novembre 2013.

(3) Série de cinq photographies, prises au début du XXe siècle à Cottingley en Angleterre, où les cousines Elsie Wright et Frances Griffiths se mettent en scène en compagnie de fées et autres créatures.

Sabrina Biancuzzi
La Crissement du temps, Sabrina Biancuzzi

Le bal des vampires

Michel Balat commente une série d’Estelle Lagarde, Les Contes sauvages : « Estelle Lagarde multiplie les plans fantomatiques, on se promène ; chez elle, on danse ! Le bal des vampires : le miroir ne reflète nul être. La mort figée, figeant le mouvement. On le sait, le grand, le premier passage de l’homme est celui de la voie du sang à la voie du lait. Chez le vampire, pas de tel passage, pas de castration ombilicale, il vit toujours sous l’égide du placenta qu’il rejoint régulièrement dans la nuit de l’utérus. Hors de celui-ci, la mort règne sans partage. Le rêve du retour au sein de la mère, seul lieu de vie ? Entre fantasme et rêve. »

courtesy Magda Danysz Gallery
The Soldier, Erwin Olaf, Série Dawn
Les symboles du conte peuvent être analysés par des approches différentes. Ils interpellent la psychanalyse, la linguistique, l’anthropologie, la sociologie et d’autres sciences encore. Ces points de vue se mêlent et se complètent. Le conte porte en lui une part de pédagogie et de transmission. Il n’explique pas, il utilise des métaphores visuelles. Lorsque le héros est en proie à un tiraillement intérieur, le conte le décrit perdu dans une sombre forêt. Les photographes contemporains eux aussi jouent avec cette compréhension intuitive. « La capuche rouge d’Ursula Kraft recouvre, pour notre terreur, le loup, c’est-à-dire la mère-grand ! Ce regard que la position du corps implique, le forgeons-nous comme celui, candide, de la petite fille, celui angoissé de la grand-mère ou celui avide du loup ? Les trois arbres se détachant à peine de la brume ne sont-ils pas là pour les représenter, peut-être même dans l’ordre, de gauche à droite ? », s’interroge Michel Balat face à une des photos de la série Emenrentia II« Je m’intéresse aux contes pour ce qu’ils ont d’universels, explique pour sa part l’artiste. Il n’est pas rare de découvrir que des récits nés sur des continents différents possèdent des racines communes. En Asie aussi, il y a des Cendrillon ! Dans mon travail, j’utilise les archétypes véhiculés par ces contes et je tente de comprendre ce qu’ils nous disent. Je ne raconte pas une histoire. Je parle de transformation, de rêve, de mort. »

Dans un appartement parisien, des convives en habits du XVIIIe siècle dansent, discutent, s’embrassent aussi. De chair et de sang ou complètement immatériels, ils habitent ces pièces dévastées par le temps. « Je souhaitais créer un décalage entre le lieu et ces personnages imaginaires ou absents », explique Estelle Lagarde. La photographe cherche les ambiances, organise des mises en scène avec des figures énigmatiques. Elle souhaite traduire « un univers un peu impalpable, évanescent, de l’ordre d’une odeur. Nous sommes dans deux espaces-temps qui se rejoignent. C’est le thème du revenant. Faire porter des masques d’animaux aux figurants est un choix qui vise à libérer l’imaginaire. Il inscrit la scène dans l’univers du conte ou celui des fables. L’auteur doit créer du mystère, du rêve, de l’irréel ». Ces Contes sauvages comme ceux de notre enfance distillent le fantastique pour mieux traiter de questions fondamentales comme la présence et l’absence, la réalité et le rêve, le souvenir et l’oubli, la vie et la mort. Le récit symbolique oblige à réfléchir à l’ensemble des limites de l’existence. « Peut-être le fantastique, comme on le nomme, procède-t-il de deux sources : le fantasme et le rêve. Les deux ne sont pas aussi séparés que les mots l’indiquent. On sait que certains rêves sont de purs fantasmes. Mais l’image, elle, est toujours regard. Certes d’autres dimensions, comme l’oralité, le sexe (et la castration qui en est l’ombre ou la lumière) et d’autres, y sont-elles enveloppées. Mais, toujours, le fantastique se pose sur quelque barreau d’une échelle qui repose sur l’angoisse et monte jusqu’à la terreur », conclut Michel Balat.

Thomas Czarnecki
Just a Trap – Alice, Thomas Czarnecki, Série From Enchantment to Down
Ursula Kraft
Emerentia VII, Ursula Kraft

Le petit lapin est mort

Michel Balat commente Just a Trap – Alice de Thomas Czarnecki : « Enfin un photographe, Thomas Czarnecki, qui fixe l’œil : nul mouvement ne naîtra. Alice, pieds et poings liés, le Lapin n’est plus en retard, il gît, mort. Le vif-argent de Lewis Carroll se dépose, l’œil se repose : il peut traîner sans entraîner le sentiment que quoi que ce soit bouge ici. “Comment dessiner la pluie ?”, me demandais-je à 5 ans. Comment jouer sur le regard afin qu’il pleuve sur le papier ? Thomas inverse ce dont d’autres disposent, faire entrer l’œil dans la sarabande de la photo ? Nul regard pris dans une direction : c’est la curiosité du passant en mouvement qui balaye le tableau et non celui-ci qui le fait cheminer. »

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Crédits photos
Le 7e passager © Sabrina Biancuzzi,La Crissement du temps © Sabrina Biancuzzi,Just a Trap – Alice © Thomas Czarnecki,Emerentia VII © Ursula Kraft,The Soldier © courtesy Magda Danysz Gallery,Emerentia VIII © Ursula Kraft,Big Fountain © Feng Fangyu courtesy Magda Danysz Gallery,La Cathédrale © Didier Massard,Le Bal © Estelle Lagarde,The Little Mermaid © Thomas Czarnecki
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