Sarkis – Le blanc ensemencé

La galerie Nathalie Obadia, rue du Bourg-Tibourg à Paris, présente actuellement une trentaine d’œuvres récentes de Sarkis. L’artiste y est présent dans les moindres détails. Si rien, ou presque, n’est laissé au hasard, Au commencement, le blanc témoigne d’une pratique à la fois maîtrisée et incroyablement indépendante. Le geste est libre et l’imagination féconde.

Film 128 Blanc sur noir jour et nuit, Sarkis.

Plan fixe. Une photo en noir et blanc montre une pièce très sombre. Le bruit d’une allumette qui s’enflamme se fait entendre. La main qui la tient entre dans le champ de la caméra et s’approche de l’image, comme pour tenter d’éclairer la scène. Plusieurs fois, le geste se répète. Un homme est assis au fond de l’atelier. Il porte un manteau noir et un tambour doré accroché dans le milieu du dos. Que fait-il ? Simultanément, sa main gauche tient un bâton et frappe l’instrument de musique, tandis que la droite dépose avec un pinceau de la couleur jaune dans un bol blanc rempli d’eau. Et recommence. Ainsi se déroulent le premier et le dernier film d’une série de vingt-cinq réalisée par Sarkis à l’atelier Calder, à Saché en Indre-et-Loire, entre novembre 1997 et mai 1998. Tous durent de deux à cinq minutes. Tous portent un titre qui débute de la même manière : Au commencement, la photographie obscure – celle du garage transformé « clandestinement » en atelier à la fin des années 1960 –, Au commencement, la nuit – au son de la pluie qui tombe –, Au commencement, le trésor – mise en scène du mot Kriegsschatz, trésor de guerre en allemand, source de réflexion et d’inspiration depuis longtemps déjà –, Au commencement, le cri – composition autour de la toile d’Edvard Munch –, par exemple. Souvenir : « En 1995, j’ai été invité à exposer à Bonn, en Allemagne. La direction de l’institution m’avait demandé de venir discuter avec la quinzaine de médiateurs en charge de la relation avec le public. Au fil de la rencontre, je me suis aperçu qu’ils avaient tous une très bonne connaissance en histoire de l’art. J’ai alors élargi la discussion à la musique, l’opéra, le théâtre, le cinéma… Ils étaient impressionnants. En quittant l’Allemagne, j’avais le sentiment de ne plus avoir ma place dans l’exposition. Puis un jour, le musée m’a demandé si j’accepterais de venir parler avec des visiteurs qui en avaient exprimé le souhait dans le livre d’or. Cent cinquante personnes sont venues ! J’ai proposé qu’elles aillent revoir l’exposition avant la discussion mais la majorité l’avait déjà vue plusieurs fois. Il m’a donc fallu parler. Exercice qui m’a obligé à me poser certaines questions sur mon travail, la manière de l’exposer et la difficulté qu’il y aurait à envisager d’en faire une rétrospective. » Au sens classique du terme du moins. Autre souvenir : « Quelques semaines plus tard, j’étais au Danemark, pour discuter d’un projet avec la directrice de la Kunsthal Charlottenborg de Copenhague. Alors qu’elle m’expliquait qu’elle aimait s’attaquer à des projets difficiles, je partageais avec elle mon état d’âme du moment, concernant une éventuelle rétrospective, et lui proposais la chose suivante : “Vous avez treize salles. J’imagine un fauteuil ancien en cuir au milieu de chacune d’elles, un moniteur, une ampoule nue qui descend du plafond et sur le mur, dessiné à l’aquarelle, le plan d’un lieu entouré de flammes, évidé au centre. Chaque jour, pendant toute la durée de l’exposition, je viendrai occuper une salle. Une fois assis, je parlerai d’une de mes expositions pendant que des diapositives viendront s’inscrire dans le plan. Puis, dans le silence, un film sera projeté.” C’était une proposition très théâtrale ! L’idée était de raconter. Tout, c’est impossible, mais beaucoup. Le lendemain, je serais passé à une autre salle avec le même dispositif, un autre plan, un autre film et ainsi de suite. » Le projet ne vit pas le jour, mais les films oui. Arrivé à Saché, Sarkis s’y attèle. Mais très rapidement, il abandonne l’idée de prendre la parole. Chacun d’eux était devenu une œuvre à part entière. Au commencement, l’indépendance.

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After Sátántangó – Belà Tarr, Sarkis, 2013.

2014, 18 rue du Bourg-Tibourg, la galerie Nathalie Obadia présente Au commencement, le blanc. Ne vous y trompez pas, il ne s’agit aucunement du nom d’un film récent, mais de celui d’une exposition. Ainsi en va-t-il des ponts, des jeux et des glissements temporels, sémantiques et matériels chez Sarkis. « Dans les années 1960, j’ai eu une période expressionniste. Il s’agissait à ce moment-là de montrer les choses à découvert. Aujourd’hui, ce que je propose est un contrepoint à l’état général de notre monde. Trop de guerres, de conflits économiques, politiques, sociaux, artistiques. Trop de tape-à-l’œil, aussi. Je souhaite renverser la vapeur. Non pas nier les réalités, mais faire naître un espace de réflexion, ouvrir des territoires. » Dans une continuité ? « Bien sûr. Qui n’a pas ses croyances ? » Quand Sarkis dit cela, il n’est absolument pas question de religion mais de convictions, de repères, de tout ce qui, chemin faisant, structure une œuvre. Les courants telluriques qui innervent la sienne prennent source dans la connaissance, qu’elle soit historique, littéraire, musicale, plastique ou esthétique et répondent à une exigence d’ouverture. Rien ne peut être linéaire. Il faut sans cesse créer des liens, s’éloigner, revenir, mais jamais sur ses pas ! L’œuvre de Sarkis n’est pas une ligne droite. Elle ne s’apprend pas comme l’alphabet de A jusqu’à Z, mais se présente comme un immense réseau où chacune des pièces est en relation avec les autres sans pour autant perdre son intégrité. Elle est vivante, connectée au monde, ce qui la rend à la fois proche et exigeante. Il n’est pas certain que Béla Tarr soit parmi les réalisateurs les plus connus de par le monde ? Face à la pièce majeure d’Au commencement, le blanc, chacun devra donc réviser. Sarkis utilise une image extraite du film Sátántangó, considéré comme le chef-d’œuvre de ce cinéaste hongrois. Il masque toute l’ambiance de la photo avec de la peinture à l’huile ensemencée de grains de riz pour ne laisser apparaître que l’image d’une jeune fille au visage dur et à la silhouette divisée en deux par un néon. Tout près, une sculpture. « Ayant enlevé la perspective de l’image, j’en ai tracé une autre, indépendante et dépendante à la fois : deux tréteaux métalliques rehaussés de peinture blanche, comme le seraient des rails recouverts de neige. Un doigt y a creusé un sillon et une main, jeté du riz. La jeune fille est la seule figure de l’exposition, c’est elle qui crée les autres », commente l’artiste. Effectivement, à bien y regarder, elles se révèlent.Pour montrer la liberté, il faut quelque part une mesure

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After Ice Age (détail), Sarkis.

Dans le séchoir à l’entrée, cinquante huiles sur papier n’attendent que d’être découvertes. Inspirées de l’exposition Ice Age Art, arrival of the modern mind proposée en 2012 par le British Museum, à Londres, elles sont encore fraîches. Ces formes émanant de sculptures, la plupart en ivoire, créées durant la dernière période glaciaire (il y a plus de 10 000 ans), continuent d’irradier. Sarkis laisse à l’huile le soin de finir le travail et de renouveler ainsi le regard porté sur les trésors anciens. Il regrette cette mauvaise habitude d’exposer souvent des « œuvres éteintes ». Dans les musées, la peinture devrait être encore fraîche ! La vie ne quitte jamais une œuvre, seul l’homme peut nier sa présence. « Sur le mur en face, il y a le cri blanc », fait-il remarquer. Référence sans équivoque au Cri de Munch. Depuis longtemps déjà, l’artiste explore cette figure. « D’après moi, ce n’est pas elle qui crie. Elle est plutôt poussée au silence par les hurlements qu’elle entend. La scène se passe près d’un abattoir où les animaux expriment leur terreur. Le cri, on le sent, se répercute dans le paysage. C’est comme des ondes sonores. J’ai beaucoup appris de cela. » Le son, la musique, autres composants indissociables de l’œuvre de Sarkis. Sur le mur du fond de la galerie, il a déployé douze néons blancs, comme Arnold Schönberg utilisait les douze notes de la gamme chromatique pour composer sa musique dodécaphonique. « Ils sont très libres. Mais pour montrer la liberté, il faut quelque part une mesure, d’où le rôle des deux bâtons en cuivre. Les autres peuvent voltiger. C’est très musical. »

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Deux chemins montés sur deux tréteaux métalliques, Sarkis, 2013.

Difficile tout de même, devant tous ces blancs, de ne pas prononcer le nom de Malevitch. « Je ne cache jamais mes amours ! Effectivement, mes œuvres blanches pour certaines évoquent le travail de Malevitch et d’autres non. Il n’est pas tant question d’espace libéré d’objets que de sentir derrière le blanc le côté physique des choses, comme le feutre gris de Beuys peut cacher un jaillissement de couleurs. Ici, le blanc est une nourriture visuelle et physique. » Ce qui amène inéluctablement à parler de la présence du riz. « J’étais en train de regarder le film Les Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa, qui se déroule dans un Japon médiéval en proie aux guerres civiles et à la famine, quand j’ai été frappé par un plan : quelques grains de riz qui tombent sur un sol en bois. J’ai eu un choc en voyant comment la caméra arrivait à faire vivre des grains de riz dans l’image. Je me suis demandé s’il était possible pour la peinture d’en faire autant. J’ai alors exécuté les quatre premières peintures à l’huile avec riz sur papier. C’était comme labourer une terre. Il faut tracer, creuser, semer et arroser. » Les interprétations ? L’artiste les laisse pour le moment au regardeur. « Trop frais », dit-il. Mais est-il vraiment nécessaire de se lancer dans une « exégèse » de l’utilisation du riz dans la peinture de Sarkis ? Intéressant, certainement – symbole d’abondance, de bonheur, il renvoie à l’âge d’or de l’humanité, entre autres –, mais probablement pas essentiel. Ce qui importe – peut-être – c’est tout simplement que la peinture soit traitée à l’instar de la terre. Comme une matière vivante. L’artiste la travaille, y creuse des sillons et y dépose des graines. Le geste accompagne la pensée. Faire germer, pousser, grandir. Proposer autre chose qu’assécher, affamer et détruire. Cependant, comme dans le film de Kurosawa, la préoccupation esthétique est présente et la valeur plastique de l’œuvre n’est pas négligée.Une vraie orchestration

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Scène en cuivre avec néons et deux tubes en cuivre, Sarkis, Octobre 2012.

Au mur, quatre cadres recouverts d’un rectangle de soie ivoire mettent le visiteur à l’épreuve. Faut-il soulever le voile à défaut de le déchirer ou respecter l’intimité de l’œuvre ? N’hésitez pas. Sarkis vous veut actif. « Une exposition est un événement public. Tout le monde regarde la même chose. Au théâtre, quand le rideau se lève et que la pièce commence, chacun a l’impression d’être seul face aux comédiens. C’est cette sensation que j’ai voulue retrouver. Une fois le tissu soulevé, tu as l’impression de regarder l’infini. Mais cet infini est montré par quelqu’un qui y a laissé une empreinte en tentant de l’attraper… » L’artiste l’a laissée aussi à quelques mètres de là. Elle côtoie désormais celle du maître verrier qui l’aida à réaliser ces Vitraux touchés à blanc. Impossible alors de ne pas se souvenir de différentes interprétations passées : celles de plans signés Louis Kahn, Le Corbusier ou Ludwig Mies van der Rohe, montrées à la galerie Nathalie Obadia en 2011, ou encore celle de la partition de Ryoanji de John Cage, exposée notamment au Boijmans Museum à Rotterdam en 2012. Et puis, si l’on remonte le temps, la machine nous montre l’artiste en train de signer des œuvres avec l’empreinte de son pouce. L’œuvre de Sarkis a un caractère magique. Comme une certaine lampe, il suffit de s’y frotter pour voir apparaître son génie. « Beaucoup de personnes sont étonnées en découvrant cette exposition et disent : “On ne connaissait pas ceci ou cela !” Ils sont trop conditionnés par les marques et voudraient pouvoir reconnaître l’auteur d’une œuvre au premier coup d’œil. Comme s’ils lisaient un code barre ! J’ai horreur de ça. »

Ce blanc commun à chacune des œuvres présentées n’est évidemment qu’une illusion. Comme cette couleur, qui n’en est pas une – mais en réalité la somme du rouge, du bleu et du vert –, le travail de l’artiste s’emploie à associer des longueurs d’ondes complémentaires pour faire naître des lumières différentes. Les distinguer, dans les deux cas, est possible. « Il y a une vraie orchestration dans cette exposition », lâche-t-il. Comme si Sarkis allait laisser les choses au hasard. « Non », répond-t-il instinctivement. Certaines le sont pourtant : l’huile qui se répand sur le papier, le rouge qui se disperse dans le bol. Alors ? « On peut dire que cette exposition est comme une aquarelle dans l’eau. »

Contacts

Sarkis – Au commencement le blanc, jusqu’au 1er mars à la Galerie Nathalie Obadia (Tibourg), 18, rue du Bourg Tibourg, 75004, Paris, France.
Tél. : 01 53 01 99 76 www.galerie-obadia.com.
Le site de l’artiste

Crédits photos

Image d’ouverture : After Ice Age © Sarkis – Film 128 Blanc sur noir jour et nuit © Sarkis, photo MLD – Deux chemins montés sur deux tréteaux métalliques © Sarkis – After Sátántangó – Belà Tarr © Sarkis – Scène en cuivre avec néons et deux tubes en cuivre © Sarkis – After Ice Age © Sarkis

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