Domaine de Chaumont-sur-Loire – Une certaine vision du monde

Après Jannis Kounellis et Sarkis, l’hôte exceptionnel du Domaine de Chaumont-sur-Loire sera, pour les trois prochaines saisons, Gabriel Orozco. L’institution dirigée par Chantal Colleu-Dumond invite tous les trois ans un artiste de stature internationale à imaginer une œuvre en relation avec le lieu patrimonial, dans le cadre d’une commande financée par la Région Centre. Encore entourée de mystère, celle de l’artiste mexicain va prendre possession des anciens appartements des invités du prince et de la princesse de Broglie. La programmation 2014 du Centre d’arts et de nature sera inaugurée début avril.

Ce n’est pas encore le printemps, mais déjà de minuscules bourgeons pointent sur certaines branches. Au Domaine de Chaumont-sur-Loire, la nature est au cœur des préoccupations et l’hiver la saison des « mutations ». Terrassements d’un côté, travaux de l’autre, l’institution profite de ces quelques mois, sans autres visiteurs que ceux du château, pour entreprendre des transformations imaginées en vue d’améliorer encore l’accueil du public. Cette année, ce dernier pourra notamment découvrir de nouveaux espaces, tant du côté du Festival des jardins que de celui du Centre d’arts et de nature. C’est une alliance bien singulière entre le patrimoine et l’art qui attire tous les ans plusieurs centaines de milliers de personnes dans cette petite localité du Loir-et-Cher – près de 400 000 en 2013, soit un chiffre doublé en cinq ans. Ici, il est question de décloisonner les disciplines, d’en abolir les frontières, de créer des résonnances, de pratiquer l’ouverture. Si cette alchimie est en train de faire école, c’est que Chantal Colleu-Dumond, la directrice du Domaine, a réussi son pari : susciter l’intérêt des amoureux d’histoire, des passionnés de nature et des amateurs de création contemporaine. Voici, en avant-première,  la programmation artistique 2014.ArtsHebdo|Médias. – Qui avez-vous invité pour succéder à Sarkis dans le château ?

Chantal Colleu-Dumond. – Un immense artiste : Gabriel Orozco. C’est une grande chance pour nous qu’il ait accepté notre invitation car, d’une part, il est très pris cette année par la préparation d’une importante exposition qui aura lieu à Tokyo et, d’autre part, c’est la première fois qu’il répond favorablement à une commande publique comme la nôtre. Commande rendue possible grâce à la Région Centre,  qu’il faut saluer tant il est rare qu’une région s’implique autant dans ce type d’action. Gabriel Orozco est venu en août dernier et il semble qu’il ait été plutôt subjugué par l’esprit du lieu. Avec sa famille, il a vécu une sorte d’expérience totale en visitant le château, les dépendances, le parc ainsi que le Festival des jardins. Comme pour Kounellis et Sarkis, nous lui avons confié, François Barré et moi, la mission d’ « habiter » le château. Après s’être bien imprégné de l’ensemble des espaces disponibles, il a choisi d’investir les appartements des invités du prince et de la princesse de Broglie,  dont les papiers peints et les tapisseries anciennes l’ont particulièrement séduit. Comme Sarkis, Gabriel Orozco a une extraordinaire capacité à travailler avec de nombreux médiums. Il peut tout aussi bien s’intéresser à la terre cuite qu’à la photographie ou aux installations. Obsédé par la thématique de la trace, de l’empreinte, il recourt pour l’explorer à divers moyens d’expression. Sa présence au Domaine va durer trois ans. L’an prochain, il travaillera avec un groupe d’étudiants mexicains, cubains et français pour développer un autre pan de l’œuvre. Pour l’instant, tout est encore assez mystérieux. Mais il reste deux bons mois avant l’inauguration. Ce n’est que le début de l’aventure !

Henrique Oliveira
Installation, Henrique Oliveira, Chaumont-sur-Loire

Pour chacune de vos programmations, plusieurs artistes se lancent dans des réalisations de pièces monumentales. Qui sont-ils cette année ?

Tout d’abord, citons Henrique Oliveira, que j’ai découvert il y a quelques années à la Biennale de São Paulo. Ce jeune artiste brésilien travaille avec des matériaux de récupération, qui constituent les palissades des favelas. Il les utilise pour construire de volumineux et spectaculaires éléments, tous mus comme par une puissance tellurique. Pour Chaumont, il a conçu une forme mi-végétale, mi-animale, qui sort du grenier de la Grange aux Abeilles, s’épand dans l’espace et « avale » une sorte de boîte. Cette pièce évoque à la fois un immense serpent et une gigantesque racine, comme celles des fromagers du site d’Angkor. Pour l’artiste, le grenier représente l’inconscient. Il cite à ce propos Gaston Bachelard, qui, dans La Poétique de l’Espace, considère le grenier comme le lieu des forces obscures et inconnues. A la fois sculpteur et peintre, Henrique Oliveira intervient aussi sur la couleur du bois. De bois, il est également question dans le travail de Chris Drury. L’artiste britannique, bien connu par les amateurs de Land art, s’aventure dans un jeu avec un bosquet de cèdres situé dans le Goualoup. Une spirale en pin, de quelque vingt mètres de diamètre, va captiver l’œil et l’imaginaire du visiteur. Vincent Barré, lui aussi, est très inspiré par les arbres. Ses étonnants anneaux en fonte, tels des découpes de troncs, seront déposés tout au fond du parc en une figure géométrique qui va jouer avec le paysage. Sous l’auvent des Ecuries, il présentera une œuvre de bronze et de bois, sorte de couronne, inspirée par celle peinte par Jean Fouquet dans le retable de l’église de Nouans-les-Fontaines. Le Russe Nikolay Polissky, également au programme, sera accompagné de plusieurs habitants de son village. Ensemble, ils réaliseront une sculpture allongée en ceps de vigne, qui viendra s’inscrire dans le paysage comme l’ombre d’un grand cèdre.Avec la présence de plusieurs œuvres numériques, le virtuel est à l’honneur cette année. Pourquoi un tel choix ?

Si l’on voulait expliquer en quelques mots la programmation 2014, il serait possible de dire qu’elle met en avant un rapport fantastique à la nature, illustré tant par le serpent qui sort du grenier d’Henrique Oliveira, la spirale magique de Chris Drury et d’autres encore. Dans cette perspective, le numérique a beaucoup à montrer et l’habituelle opposition entre virtuel et vivant peut être battue en brèche. Cela peut paraître étonnant voire audacieux, dans un lieu du vivant, d’avoir des projections de fleurs virtuelles mais, en ce qui me concerne, c’est poursuivre une réflexion que j’ai commencée il y a un peu plus de dix ans à l’abbaye royale de Fontevraud, notamment avec l’organisation d’un colloque intitulé Le virtuel et le lierre, qui avait permis de voir comment le virtuel pouvait être à la fois scientifiquement utile, pour comprendre le développement des végétaux, par exemple, et artistiquement intéressant. Il me paraît important d’aller vers cet art numérique, qui n’est pas encore suffisamment valorisé en France. Miguel Chevalier présentera un jardin éternel, réactif aux mouvements des visiteurs, dans la galerie de la cour des Jardiniers. Ce nouvel espace permettra aux immenses fleurs de Sur-Natures de s’épanouir sur plus de quinze mètres. Des miroirs, installés sur les autres murs, et un dispositif au sol viendront démultiplier l’effet visuel de cette installation interactive. Dans une autre petite pièce attenante, seront présentées des fleurs numériques et issues d’imprimantes 3D. Nous verrons donc à la fois le dessin et la matérialisation des Fractals Flowers. Miguel Chevalier investira également le Manège, dont les fenêtres seront parées de filtres oranges. Sur un socle blanc et incliné, installé à même le sol, des nymphéas noir et blanc se déploieront. Cela devrait être magnifique ! Par ailleurs, toujours du côté du numérique, les visiteurs pourront découvrir le résultat des promenades de Ralph Samuel Grossmann dans les friches berlinoises et, sous la serre, une installation vidéo signée Jean-Philippe Poirée-Ville, qui invitera à admirer un paysage végétal inédit à travers des fentes de bois. Une œuvre extrêmement inventive.

Chris Drury
Carbon Pool, Chris Drury
Miguel Chevalier
Sur-Natures, Miguel Chevalier

Deux peintres seront également présents.

Effectivement, une salle entière sera consacrée à une série de Stéphane Erouane Dumas : des falaises de Normandie peintes sur un papier épais. Un dispositif spécial obligera le visiteur à emprunter un passage central pour parcourir la pièce sans pouvoir toucher les œuvres. Nous exposerons également, dans le cadre de l’opération Songe d’une nuit d’été menée par les Frac Centre, Poitou-Charentes et Pays de la Loire, un paysage de grand format du peintre Yan Pei-Ming, une découverte intéressante, à l’opposé des portraits que l’on voit habituellement.La photographie a-t-elle toujours une place importante ?

Absolument ! D’autant que nous allons accueillir des séries totalement inédites en France. Commençons par Bae Bien-U, l’un des plus grands photographes coréens, et son travail sur les pins de Gyeon Gju. C’est une forêt très particulière, sacrée. En Corée, le pin a une symbolique puissante, il permet la communication entre la terre et le ciel. Impression que l’on ressent face à ces paysages extraordinaires. Est-ce dû à la manière très étonnante dont les arbres s’épousent les uns les autres, à la présence de la brume, au regard particulier de l’artiste ? Certainement à l’alliance des trois. Pour sa part, Jocelyne Alloucherie présentera un univers onirique empli d’ombres de jour et d’ombres de nuit ! L’artiste canadienne attache beaucoup d’importance au dialogue établi entre le lieu d’exposition et le public. Ses photographies seront installées dans les appartements princiers. Pour finir, je suis très heureuse d’annoncer la présence d’Hanns Zischler. Pour la première fois en France, sera présenté son travail photographique. Ecrivain, éditeur, metteur en scène, acteur – plus de 170 films –, il est un personnage majeur dans la vie culturelle allemande. En photographie, il mélange des techniques anciennes et contemporaines pour faire surgir la vibration profonde d’un paysage. Le résultat est extrêmement poétique. Je suis très fière de l’accueillir.Souvent, vous évoquez les circonstances et les lieux où vous avez vu pour la première fois les artistes que vous avez sélectionnés. Comment établissez-vous vos choix ?

J’ai des carnets ! Depuis mes vingt ans, je note l’essentiel. C’est-à-dire les livres, les tableaux, les citations… Je lis et voyage beaucoup. Je tente de ne rien laisser passer. Toutes ces choses vues, lues ou entendues se déposent dans ma mémoire et forment comme une sorte d’humus propice à faire naître les idées. Un moment, l’envie de partager devient une nécessité. Plus le temps passe, plus je vois combien tout converge et comment toutes les expériences accumulées forment un ensemble cohérent. Et puis, il y a aussi tous ceux qui aiment Chaumont, s’y reconnaissent et attirent mon attention sur tel ou tel artiste. C’est ce que l’on pourrait appeler la convergence des goûts ou le consensus des subjectivités. Comme une famille dont les membres auraient une même vision du monde.

Hanns Zischler
Nach der Natur, Hanns Zischler

GALERIE

Contact
Du 6 avril au 2 novembre au Centre d’arts et de nature du  Domaine de Chaumont-sur-Loire , 41150, Chaumont-sur-Loire, France.
Tél. : 02 54 20 99 22 www.domaine-chaumont.fr.

Crédits photos
Pins de Gyeon Gju © Bae Bien-U,Carbon Pool © Chris Drury,Installation © Henrique Oliveira,Nach der Natur © Hanns Zischler,Sur-Natures © Miguel Chevalier,Ombres de nuit, ombres de jour © Jocelyne Alloucherie,Cliffs © Stéphane Erouane Dumas, photo Jean Chenel,VI EN I © Vincent Barré
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