L’art numérique – L’exemple du cinéma

Dixième épisode d’une série d’articles destinés à l’art numérique que vous pouvez retrouver chaque mardi. Notre objectif est de présenter cet art « nouveau », de le situer dans une continuité historique, d’en analyser le contexte technologique et juridique, d’en découvrir les multiples facettes et d’imaginer ses développements futurs.

Sur le chemin de l’économie numérique, le cinéma a précédé l’art. Depuis dix ans, cette technologie est au cœur des discussions de l’industrie cinématographique. Venu s’immiscer dans la chaîne de production, de postproduction et de distribution, il a provoqué un véritable séisme : depuis plus de 100 ans, l’économie du cinéma reposait sur l’argentique et sa pellicule de 35 mm. Le numérique a imposé une nouvelle organisation de la filière et une réflexion sur les conditions d’existence du cinéma en général et des films d’auteur en particulier. Le passage en cours au tout numérique est une révolution à la fois technologique, industrielle et probablement artistique dont les autres arts ont à tirer bon nombre d’enseignements.

Le Digital cinéma, comme le nomment les Américains, fait référence à la production et à la diffusion sous un format numérique d’œuvres cinématographiques d’une qualité équivalente à celle du 35 mm. Le 19 juin 1999, quatre salles, deux à Los Angeles et deux à New York, accueillent pour la première fois un film en digital. Il s’agit de Star Wars, épisode 1. Une expérience qui fait de George Lucas un supporter très médiatique de la projection numérique même si sa désormais célèbre répartie « Puisque le cinéma numérique est inévitable, autant y passer le plus vite possible », semble dictée par une nécessité plutôt que par l’enthousiasme. L’année suivante, une projection publique de cinéma numérique a lieu à Paris et en 2001 Les Rivières pourpres de Mathieu Kassovitz bénéficie d’une diffusion en numérique dans l’Hexagone. Très rapidement, la nécessité de se regrouper s’impose aux principaux studios hollywoodiens (Disney, Fox, Paramount, Sony Pictures Entertainment, Universal and Warner Bros). En mars 2002, ils créent le Digital Cinema Initiatives dont la mission est d’établir pour le cinéma numérique des normes qui garantissent un niveau élevé et uniforme de performances techniques, de fiabilité et de contrôle sur la qualité. Un premier document rassemblant l’ensemble des spécifications techniques permettant de normaliser la projection digitale des films est alors publié.

En France, il faut attendre l’année 2006 pour assister à un réel développe

ment commercial du cinéma numérique. Cette année-là, le rapport Goudineau, réalisé à la demande de Véronique Cayla, directrice du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée), fait 14 recommandations pour réussir son déploiement dans les salles. La recommandation n° 6, par exemple, « exige des producteurs qu’à l’horizon 2009-2010 tous les films français disposent d’un support numérique pour la distribution en salles ». En octobre 2006, Azur et Asmar, le film d’animation de Michel Ocelot, est à l’affiche dans 10 salles en France. Ses qualités tant en termes de couleur que de luminosité ont tôt fait de convaincre les sceptiques. La France compte aujourd’hui 650 salles équipées (source La CST, Commission supérieure technique de l’image et du son, octobre 2009), et notons, pour le symbole, que cette année-là toutes celles du festival de Cannes possédaient un équipement permettant la projection digitale. Les Etats-Unis, quant à eux, comptent plus de 5 000 salles équipées. Sur le plan économique, le développement du cinéma numérique bouleverse l’organisation de la filière. Si les économies faites sur les tirages des copies sont sources de gain pour les distributeurs (dupliquer et distribuer un fichier numérique est beaucoup plus simple et beaucoup moins onéreux que de faire des copies de films argentiques), à l’inverse, l’activité des laboratoires qui faisaient ces copies et des sociétés qui en assuraient le transport risque d’en pâtir gravement. Notons, par ailleurs, que le coût d’équipement est exclusivement supporté par l’exploitant.

Rick McCallum - George Lucas

Certains pirates sont capables de filmer le film !

Le développement du cinéma numérique n’a été possible que grâce à l’intervention du DCI et à l’application des normes mises en place. Ses recommandations préconisent une architecture ouverte basée sur la technologie de projection du 2K ou 4K ainsi que sur le format de compression JPEG 2 000 et sur son interopérabilité (source www.dcimovies.com). Le document de normalisation des œuvres cinématographiques en cinéma numérique définit des modes de protection, de sécurisation admis dans le monde entier. Chaque œuvre doit être cryptée, posséder une clé de cryptage et seuls les ayants droit peuvent décrypter le média pour le lire dans les salles de cinéma numérique. Le média ne peut être ni modifié ni téléchargé. Le master n’est accessible que par son propriétaire et la société qui distribue les œuvres. C’est l’exemple le plus avancé en termes de protection numérique car les enjeux économiques sont colossaux : sortie en salles, puis en dvd, mise à disposition en VOD (video on demand), diffusion sur les chaînes gratuites… L’élaboration du standard par le DCI vise à éviter toutes fuites risquant de détruire l’ensemble de la chaîne de valeur. Notons que les clés de cryptage ne sont que très rarement piratées et que la plupart des piratages se font avant la protection dans les laboratoires ou directement dans les salles par des individus qui filment le film ! D’où l’importance d’un personnel autorisé et d’un contrôle appuyé.

Un marché en expansion

Si la course à l’équipement est bel et bien lancée, c’est que la technologie numérique semble avoir trouvé des débouchés économiques qui ne s’appuient pas exclusivement sur la diffusion numérique des films cinématographiques mais sur le développement des contenus alternatifs et celui de la 3D.

En marge du cinéma traditionnel, les exploitants peuvent accéder désormais à des contenus dits « alternatifs » : concerts « live », retransmission d’opéras, événements sportifs (retransmission des JO, des coupes du monde de football ou compétitions majeures) et, pourquoi pas, politiques. En 2008, un accord inédit entre la chaîne d’information sur le câble, MSNBC, et la régie publicitaire, Screenvision a permis la retransmission de la cérémonie d’investiture du président Obama dans 27 cinémas à travers les Etats-Unis. Certains envisagent même une offre autour des jeux vidéo qui permettrait notamment d’organiser des parties avec plusieurs dizaines de joueurs présents dans la salle. Le secteur de ces contenus « alternatifs » intéresse de grandes entreprises au point que certaines, comme Disney ou Sony Pictures, ont déjà créé des départements dédiés. Aux Etats-Unis, les salles équipées en numérique ont diffusé cinq fois plus de contenus alternatifs que de films numériques (source ADIT, veille technologique internationale). Cet afflux de contenus permet aux exploitants de diffuser en dehors des heures habituelles et d’engranger des revenus supplémentaires qui leur permettent de couvrir plus rapidement que prévu le coût du saut technologique.

Coup sur coup, début 2008, deux films en 3 D font un tabac et viennent confirmer que la numérisation des écrans peut devenir rentable. Ainsi, en février, le concert de la jeune pop star Hannah Montana filmé et projeté en 3D reçoit un accueil enthousiaste aux Etats-Unis. Distribué par Disney et projeté sur près de 700 écrans, le film atteint dès la semaine de sa sortie la première place au box-office (31 M$, source www.digitalcinema.com). Le mois suivant, c’est U2 3D qui débarque sur les écrans européens, et notamment en France. Le film réalisé à partir des concerts du Vertigo tour du groupe de rock fait un carton. Les spectateurs saluent un « effet 3D impressionnant », « la qualité du son », un concert « plus vrai que nature », « quasiment une expérience de vie » ! (Source : www.cinoche.com) Côté cinéma, pour les studios américains, la 3D fait figure d’évidence au point que George Lucas annonce la « remastérisation » en 3 D de tout Star Wars. En France, en 2008, deux sorties font parler d’elles : avec Fly me to the moon (51 salles 3D), MK2 réalise l’une des meilleures moyennes d’entrées par écran de l’année, et le film Voyage au centre de la Terre engrange dans ses 31 salles en 3D quatre fois plus de recettes par écran que dans les salles qui ont projeté le film 2D (source : www.tdf.fr, Creative solutions for a digital world). Mais il faudra attendre le succès d’Avatar de James Cameron pour que la 3D sorte définitivement de l’espace de gadgétisation dans lequel certains l’avaient confinée. Avec quelque 14 millions de spectateurs, le film marque un tournant pour la technologie. Dans la foulée, et à l’approche de la coupe du monde de football, les constructeurs Panasonic, Sony et Samsung annoncent l’arrivée de téléviseurs 3D sur le marché. Le modèle de Samsung est d’ors et déjà en vente en France.  Alain GOLDMAN-Gaumont France- StudioCanal- Légende Entreprises -TF1 Films Production

En 2008, au cinéma, les écrans en 3D représentaient près de 40 % des écrans numériques en France, contre seulement 30 % en 2007 (Source Screen Digest, société d’étude). Une course à l’équipement qui se poursuit d’autant que la 3D forte d’une technologie quasiment impossible à pirater, possède les atouts propres à séduire la clientèle et la fidéliser. En 2009, le troisième circuit cinématographique français, CGR Cinémas (16 millions d’entrées par an), a annoncé la signature d’un partenariat exclusif avec RealD (leader mondial pour le système de diffusion 3D) pour la construction du plus grand circuit de cinémas 3D numérique dans l’Hexagone : équipement des salles du groupe sur chacun des 33 sites, pour un total de 200 écrans. « Nouveau souffle pour l’industrie du spectacle cinématographique, la 3D de RealD multiplie le box-office de trois à quatre fois par écran pour un film équivalent en 2D », affirme l’annonce faite à la presse par les deux entreprises à l’occasion de la signature du contrat. Si l’effort actuel semble porter pour l’essentiel sur l’équipement des salles et la diffusion (en 2009 au festival de Cannes, six films sur vingt en compétition ont choisi d’être projetés en numérique), la production est également en train d’adopter le numérique. De plus en plus de films sont réalisés grâce à cette technologie, c’est le cas de Ruban blanc, de Michael Haneke, primé l’an dernier et première Palme d’or en numérique du festival de Cannes.

nWave Pictures

Transformer le cinéma en galerie ou en musée

La façon dont le secteur cinématographique a géré l’arrivée du numérique offre un bel exemple à celui de l’art qui se trouve confronté à nombre de problématiques très proches. Premièrement, il lui est possible de s’inspirer des solutions que le cinéma a trouvées pour la protection de l’ensemble de sa chaîne des droits : un numéro d’identification, une normalisation qui prend en compte les différents formats, une gestion plus facile du transport des œuvres. Les œuvres d’art numériques doivent bénéficier d’une normalisation internationale de ce type, non pour permettre de préserver une chaîne de valeurs existante comme pour le cinéma, mais pour créer les conditions d’instauration de cette chaîne et générer un véritable potentiel économique. Chaque œuvre doit pouvoir prouver son authenticité et son caractère original ; elle doit également posséder sa carte d’identité et être protégée. Deuxièmement, la capacité des salles de cinéma à accueillir le numérique peut être considérée comme une opportunité pour l’art numérique qui pourrait devenir un contenu « alternatif » au même titre que les concerts ou les opéras « live ». Pourquoi ne pas imaginer projeter des œuvres, faire découvrir des vidéos d’artistes, entrer dans des créations interactives, bref, transformer le cinéma en galerie ou en musée l’espace d’un moment. L’idée sera d’autant plus séduisante que l’écran de cinéma peut devenir un terminal connecté au Web et qu’il sera donc possible d’assister en direct à des performances d’artistes, voire d’y participer, transformant le cinéma en un espace d’échanges.

Mardi prochain : L’économique de l’art numérique : des pistes de développement

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