Ernest Pignon-Ernest – L’armée des ombres

Dans ce chassé-croisé avec l’invisible, il invoque comme il provoque. Baladin des nuits fauves, des ruelles tortueuses de Naples aux pierres rongées ou calcinées et des clairs-obscurs caravagesques, Ernest Pignon-Ernest se méfie des hommages, des cimaises ou des musées, comme il se défile au jour qui pourrait trahir ses incursions nocturnes. Cette nuit qui comme un linceul voudrait tout ensevelir, et dont il fait une complice. Et de surgir là où la mémoire voudrait s’absoudre, s’exonérer de toute part d’ombre, et fustiger l’oubli embusqué. Car il fallait une bonne dose de courage pour aller placarder ces images dénonçant l’apartheid dans les banlieues de Soweto ou le portrait de Maurice Audin, jeune mathématicien torturé et assassiné par les paras pendant la guerre d’Algérie sur la façade de l’université où il avait enseigné. Images qui furent dans un premier temps, en point d’orgue du drame, lacérées ; les jeunes algériens ignoraient qui était Audin… L’artiste qui a ainsi jalonné la route entre Charleville et Paris de portraits de Rimbaud, transcende à sa manière l’histoire en l’extirpant de son image figée pour la restituer de chair et de sang. Telle cette Sainte Agathe collée en 1990 dans une ruelle napolitaine dont la fragilité sur papier collé a résisté au temps grâce à la sollicitude des habitantes du quartier.

Ernest Pignon-Ernest courtesy Musée Ingres
Variations sur Catherine de Sienne, Ernest Pignon-Ernest, au musée Ingres de Montauban
Que feraient-ils ces revenants entre les quatre murs d’un lieu consacré ? Les crucifiés, Artaud ou Pasolini, les fusillés de la Commune ou les sacrifiés de Charonne surgissent sur ces murs et ces marches, et aussi Desnos, Nerval, Genet et Mahmoud Darwich, poètes à la croisée des temps qui n’ont pas fini de nous tenir éveillés. Le rebelle, l’arpenteur des rues hantées, se fait alors le chantre de la révolte, des interdits et des injustices. En Kabylie, pendant son service militaire, il brosse rageusement au brou de noix un toro ; c’est celui de Guernica et sa manière de rendre hommage à l’un de ses maîtres, Picasso. Singulière aventure que celle de ces dessins voués à la destruction à peine exposés, aussi fugaces et brûlants que les affres de ces mystiques dont l’artiste cherche dans sa série de portraits Extases à exprimer l’ineffable, et qui, pour échapper à toute incarnation, se consument d’un amour tourné vers le divin sans pouvoir celer le trouble des chairs ; corps dénudés et masqués taraudés par une souffrance et une joie paroxystiques, déchirant mélange d’angoisse et de plaisir. Des dessins en noir et blanc, des ébauches parfois et des photos réunis dans un ouvrage, Ernest Pignon-Ernest* ; la couleur, elle, vient en contrepoint, c’est celle des façades, des pierres qui portent les stigmates du temps, des murs scarifiés sur lesquels les sérigraphies se fondent dans le secret des âmes et illuminent le noir dont sont revêtus ces météoriques témoins. Ce noir qui n’est jamais si noir qu’on le dépeint et qui fascine tant peintres et poètes, comme Guillevic, poète de la pierre qui nous livre ce singulier secret :

« Au fond du bleu il y a le jaune,

Et au fond du jaune il y a le noir,

Du noir qui se lève

Et qui regarde,

Qu’on ne pourra pas abattre comme un homme

Avec ses poings. »

* Ernest Pignon-Ernest – Situation ingresque, éditions Actes Sud/musée Ingres

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EPE1.jpg © Ernest Pignon-Ernest courtesy Musée Ingres,EPE3.jpg © Ernest Pignon-Ernest courtesy Musée Ingres,EPE4.jpg © Ernest Pignon-Ernest courtesy Musée Ingres,Variations sur Catherine de Sienne © Ernest Pignon-Ernest courtesy Musée Ingres,Ernest Pignon-Ernest –@Situation ingresque © Editions Actes Sud/musée Ingres
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